Dans La Vie de Henry Brulard, qui constitue son autobiographie, Stendhal confesse que «l’amour a toujours été pour (lui) la plus grande des affaires, ou plutôt la seule». J’ai retenu cet enseignement. Si je ne partage pas sa nostalgie d’une aristocratie mythique, je ne peux, hélas, que valider ses critiques concernant la médiocrité morale des élites dirigeantes. À cette bourgeoisie qu’il clouait au pilori, il reprochait sa malhonnêteté, son obsession des richesses, son conformisme social et sa fascination pour le qu’en dira-t-on. Rien n’a changé en ce domaine. Et à droite, et à gauche. #RescapesdelEspece
Pour les dirigeants socialistes lorsqu’ils sont en charge de l’État, l’habitude semble s’être installée, depuis Lionel Jospin, de réveillonner à la Lanterne, la résidence de Versailles dévolue aux Premiers ministres. À vouloir grappiller trop vite les fruits que la vie vous présente, le risque est de s’étouffer. Cette leçon d’une enfant catalane me paraît illustrer la trajectoire des deux derniers mandats présidentiels. Il existe de nombreuses correspondances entre les échecs de Sarkozy puis de Hollande, et d’abord une commune acculturation historique qui, dans cette génération, se constate chez la plupart des dirigeants. Nous étions des enfants de l’après-guerre, et les ombres du conflit, les restrictions et le spectacle des ruines ont pesé sur notre formation. Nos dirigeants actuels sont ceux de la paix. Ils sous-estiment les permanences historiques et ne parviennent pas à évaluer le poids du tragique[1]. Ils l’ignorent ou, victimes des hyperboles de la communication, ils le surestiment. Il en résulte une incapacité à se situer dans le temps long comme dans l’espace géostratégique.
Ce travers a été renforcé par leur soumission à la communication au détriment du politique. « Les politiques nationaux, médiatisés, commettent, me semble-t-il, une erreur fondamentale, constatait lui aussi Maxime Tandonnet, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy qui fut en charge des questions d’immigration tant au ministère de l’Intérieur qu’à la présidence de la République. Ils sont conscients pour la plupart de la prodigieuse complexité de l’exercice du pouvoir dans le monde moderne : contraintes juridictionnelles, financières, puissance des contre-pouvoirs médiatiques et syndicaux, imbrication des enjeux planétaires et européens. Ils savent que gouverner, agir en faveur du bien commun, est une mission extrêmement difficile. Il n’existe pas de baguette magique ni de remède miracle. L’action de gouvernement en faveur de l’intérêt général est une œuvre de long terme qui requiert des efforts et une volonté implacable. Cependant, plutôt que de dire la vérité, ils ont choisi une tout autre option : la fuite dans les limbes de la communication, de la démagogie, des manipulations, des fausses annonces, des polémiques stériles, la logorrhée. Poussés par la pression médiatique, ils donnent la préférence au spectacle sur la réalité. Au fond d’eux-mêmes, leur destin personnel, leur « trace dans l’histoire» prime sur l’intérêt général. C’est pourquoi ils optent pour la facilité de la communication de préférence à la dureté du monde réel. En voulant être aimés et admirés, ils se condamnent à l’échec et à l’impopularité[2]. »
Plus grave, on retrouve dans ces deux trajectoires présidentielles successives et de bords politiques opposés, comme dans celles de leurs entourages ministériels, politiques et personnels, un égal appétit du pouvoir pour le pouvoir, une soif d’épanouissement personnel, de plaisir et d’enrichissement, une volupté à se contempler dans ses fonctions plutôt qu’à les exercer. Un portrait dont Claude Guéant d’un côté et Jack Lang de l’autre offrent une parfaite illustration. Ils ont avalé avec avidité les grains de raisin qui se présentaient, sans penser à reprendre leur souffle. Encore, encore. La nouvelle élite, « envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille ».
« Tout le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages[3]. »
Maxime Tandonnet, ne disait pas autre chose lorsqu’il se désespérait, dans le même entretien avec Alexandre Devecchio : « Les responsables politiques et dirigeants nationaux, les célébrités, les stars, ceux qui apparaissent au grand jour, semblent avoir perdu le sens des réalités. Ils vivent dans un monde virtuel d’autosatisfaction permanente, de mégalomanie et de narcissisme. Ils confondent le point de vue exprimé par la poignée de leurs courtisans et militants avec le ressenti populaire. Au cours des sept dernières années, la France politique a été foudroyée par une succession de scandales tonitruants. Les Français ont été ulcérés par le décalage entre les discours donneurs de leçon et la réalité des comportements. Dans leur bulle d’autosatisfaction, les dirigeants nationaux ont donné le sentiment de ne pas sentir cet écroulement de leur image ou de ne pas vouloir en tenir compte ».
La chasse aux rentes de situation, pourtant marginale et timide, demeure une incongruité aux yeux des privilégiés visés. Même lorsqu’ils se revendiquent du camp du « progrès ». L’ancien député socialiste du Calvados, Louis Mexandeau, s’est offusqué d’avoir dû régler, en novembre 2017, une amende car il voyageait en train sans titre de transport. Il semblait ignorer que cet avantage accordé aux anciens parlementaires, onéreux pour la SNCF, a été supprimé par les actuels gouvernants. L’ancien membre des équipes gouvernementales de Pierre Mauroy puis de Laurent Fabius a cru devoir pousser de hauts cris, à la manière des ci-devant de l’Ancien régime bousculés par la Révolution : « Moi, ancien ministre de Mitterrand, j’ai été traité comme un fraudeur, j’ai été humilié ! ». La vieillesse est en effet un naufrage.
La journaliste du Point Émilie Lanez[4] raconte qu’une fois élu président de la République, alors qu’il se prélassait sur le yacht de Vincent Bolloré en attendant son investiture, Nicolas Sarkozy a passé une journée au téléphone avec Bruno Le Maire, directeur de cabinet de Dominique de Villepin, Premier ministre en charge d’expédier les affaires courantes. Qu’est-ce qui mobilisait à ce point le nouveau chef de l’État ? Quel dossier crucial pour l’avenir du pays entendait-il défricher ? Sa première préoccupation consistait à récupérer, pour son usage personnel, la Lanterne, le pavillon de chasse contigu au parc de Versailles. De Gaulle l’avait affecté au Premier ministre, puis, en 1962, il l’avait mis à la disposition d’André Malraux dont l’appartement avait été dévasté par un attentat de l’OAS.
Les successeurs du fondateur de la Ve République revinrent à la décision initiale et laissèrent ce pavillon aux chefs de gouvernement. Pour le petit Nicolas, plus question d’abandonner ce bien au Premier ministre. Il entendait en jouir et y abriter sa vie privée. L’ordre des priorités du nouveau mandat était posé. Quand, cinq ans plus tard, après la défaite de Sarkozy, sonna l’heure de la « rupture », le « Président normal » considéra « normal » de conserver cette résidence pour son usage. À la République gaullienne avait succédé la République sybarite. La Lanterne devint, successivement, l’écrin de Valérie Trierweiler puis de Julie Gayet. Pour signer l’ultime semaine avant le premier tour de l’élection présidentielle, au crépuscule d’un règne sinistre, c’est ce cadre que François Hollande a sélectionné pour offrir en « exclusivité » à Paris Match[5], à la manière si décriée naguère d’un Nicolas Sarkozy, l’image de son « bonheur intime ». « Quand il a Julie à ses côtés, nul obstacle à anticiper, nul itinéraire à négocier : Hollande redevient François, un promeneur qui n’a rien de solitaire », larmoie Pauline Delassus en commentaire des photos, le reste à l’avenant.
Pour la droite de Sarkozy « l’Américain », du Fouquet’s aux amitiés tarifées avec les élites pétrolières du Golfe, on a parlé de « bling-bling », par analogie avec la quincaillerie aurifère trimbalée par les vedettes du rap. Outre Claude Guéant déjà mentionné, l’ancien président de la République a drainé dans son sillage de hautes consciences morales à l’éthique insoupçonnable du genre des Balkany, de Bernard Laporte ou des initiateurs de « l’arbitrage Tapie », sans oublier son ami Stéphane Courbit et ses jets privés et les dirigeants du groupe Bygmalion.
Deux universitaires de Paris-Est (Paris-XII), Philippe Jourdan et Jean-Claude Pacitto[6], ont évoqué, à juste titre, une « gauche thermidorienne et cynique » pour analyser les comportements socialistes. « Les thermidoriens les plus célèbres, dont le fameux Barras, seront des jouisseurs, rappellent-ils. Ils aiment l’argent et la jouissance dans tous ses aspects. De ce point de vue, la gauche Canal+ vient de loin, elle n’est pas née avec le mitterrandisme, ni avec 1968. »
Pour ne retenir qu’un seul de leurs exemples car particulièrement symbolique, ils relèvent : « Il y a beaucoup de thermidorisme dans la trajectoire d’un Cambadélis, passé du lambertisme au strauss-kahnisme, et ce n’est pas un hasard s’il est devenu premier secrétaire du parti socialiste. Ayant à peu près tout renié, il ne cesse de déclamer son progressisme avec une insistance qui fait sourire. N’est pas homme des Lumières qui veut ! » Pour apprécier l’ambiance qui régnait au PS lorsqu’il était au pouvoir, il suffit de savoir que le directeur de cabinet du premier secrétaire émargeait à plus de dix mille euros brut par mois. La directrice de la communication, qui touchait plus de sept mille euros brut mensuels, s’est justifiée en notant que son prédécesseur percevait davantage et en disant : « À l’époque, tout le monde se gavait, j’aurais pu demander ma part[7]. »
Cet état d’esprit se trouve confirmé par la vente des bijoux de famille pour régler les comptes courants. Comment s’étonner ensuite de la manière dont Ségolène Royal et quelques autres ont géré les finances publiques ? Je veux parler de la solution trouvée par les dirigeants socialistes pour solder financièrement leur incurie en vendant le siège de leur formation, rue de Solférino.
Lorsque Guy Mollet avait accepté de transformer la « vieille maison » en « nouveau » parti socialiste, avant que François Mitterrand le rallie lors du congrès d’Épinay-sur-Seine en 1971, s’était posée la question de l’hôtel particulier de la Cité Malesherbes où se trouvait le siège historique de la SFIO. Sa propriété avait été transférée à une association ad hoc, au sein de laquelle siégeait Pierre Mauroy, afin de garantir la pérennité de l’investissement immobilier au-delà des aléas politiques.
Vieille gestion bourgeoise, ricaneront les tenants de la gauche thermidorienne. N’empêche que, si Pierre Mauroy n’avait pas été à Matignon en 1981, jamais le PS n’aurait possédé l’immeuble de la rue de Solférino, et la CGT aurait éprouvé bien des difficultés à terminer son siège de Montreuil. Auparavant, Force Ouvrière avait pu se réjouir discrètement, lors de la construction de son nouveau siège avenue du Maine, de l’opportun investissement réalisé sur le lot voisin par la mairie de Paris. Elle était alors dirigée par Jacques Chirac.
Notes :
[1] Une illustration de ce décalage est fournie par l’abîme qui sépare les propos des dirigeants politiques et des « experts » de débats télévisés concernant la situation en Syrie et, par exemple, l’analyse proposée, à partir des archives familiales, par Robert F. Kennedy Jr, fils de Robert Kennedy et neveu du président John Fitzgerald Kennedy. « « Avouons-le, la « guerre contre la terreur » n’est rien d’autre qu’une « guerre pour le pétrole » conclut-il. http://www.france-irak-actualite.com/2016/03/pourquoi-les-arabes-ne-veulent-pas-des-americains-en-syrie.html utm_source=_ob_share&utm_medium=_ob_facebook&utm_campaign=_ob_sharebar
[2] Entretien avec Alexandre Devecchio, Le Figaro, 22 avril 2017.
[3] La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, Jean de La Fontaine.
[4] La Garçonnière de la République, Grasset, 2017.
[5] 20 avril 2017.
[6] Le Monde, 10 avril 2015.
[7] Mediapart, 6 août 2017.