« Sur le tard, je me découvre une âme », a écrit une correspondante à l’académicien François Cheng. Et vous, rescapés de l’espèce, avez-vous une âme ? #RescapesdelEspece

Avec l’espagnol, ma relation est affective. Le rythme des visites que nous rendait Felisa Olcese avait été pris : une année sur deux. Elle venait passer quelques mois en France, chez nous. À son arrivée à Roissy-Charles-de-Gaulle, il s’était produit cette année-là un de ces événements exceptionnels, rarissimes, inattendus, qui surprennent les étrangers mais que nous ne remarquons plus : une grève.
Elle concernait « une certaine catégorie de personnel », en l’occurrence des employés de l’aéroport, dont ceux qui manœuvrent les passerelles télescopiques. Les passagers avaient dû descendre les escaliers, puis remonter d’autres escaliers dans l’aéroport. Felisa, en dépit de son âge et de l’état de son système cardio-vasculaire, avait suivi le mouvement sans rien dire. Elle ne parlait pas un mot de français. Quelques heures plus tard, à l’appartement, elle fait un malaise. Miguel l’évacue vers l’hôpital le plus proche, Lariboisière.
Les urgences des hôpitaux n’ont jamais constitué un sas d’accueil chaleureux. Les voisinages peuvent être complexes. Le public qui s’y retrouve ne relève pas nécessairement de l’urgence médicale mais plutôt d’une prise en charge sociale. Comme Lariboisière se trouve au chevet de la gare du Nord, le côté « cour des miracles » s’en trouve accentué. Sur son brancard, ébahie par le spectacle de ses compagnons d’infortune, Felisa, avant que son fils soit contraint de la quitter, avait interrogé : « Où m’abandonnes-tu ? »
À croire qu’il s’agissait d’une crainte familiale puisque c’est derrière elle que Miguel s’était abrité pour justifier son mutisme sur la réalité de son état de santé. Felisa renouait avec l’esprit des lieux puisque Lariboisière a pris le relais, après l’épidémie de choléra de 1832, de l’ancien enclos Saint-Lazare, célèbre léproserie parisienne illustrée au XVIIe siècle par saint Vincent-de-Paul. Placée sous protection royale, l’institution permettait aussi d’interner les fils de famille gênants. La notion d’abandon devait suinter du sol.
Suivi pour partie à Cochin et pour partie à Lariboisière, je préfère m’imaginer oscillant d’une rive à l’autre de la Seine, entre le jansénisme de Port-Royal et les « conférences du mardi » du fondateur de la congrégation des Lazaristes.
C’est aussi sur l’ancien enclos Saint-Lazare, pillé à la Révolution, que la gare du Nord a pris place au milieu du XIXe siècle. Une gare qui, de nos jours, est devenue le symbole du croisement entre l’immigration et l’homosexualité. Elle permet d’être à couvert pour dormir, mais se prête aussi aux trafics, vols et prostitution masculine. Il n’est pas innocent que Robin Campillo en ait fait le cadre de la rencontre initiale des héros de son film Eastern Boys[1], qui retrace la relation amoureuse entre un jeune Ukrainien sans papiers et un quinquagénaire parisien.
Vingt ans après sa construction, l’édifice a été démonté pierre par pierre pour laisser place au bâtiment actuel. Il a été transféré et reconstruit et se dénomme à présent gare de Lille-Flandres. De mon temps, elle était seule de son espèce. L’interconnexion imposée par Mauroy n’avait pas conduit la SNCF à édifier la gare Lille-Europe où alternent les TGV entre Londres, Paris et Bruxelles. Lorsque j’y avais débarqué, en 1964, pour me soumettre aux épreuves du concours d’entrée à l’École supérieure de journalisme, j’avais éprouvé un choc. D’abord olfactif. Les cafés et brasseries du parvis étaient flanqués de leur baraque à frites, et l’odeur de graillon constituait, pour un non-initié, un authentique dépaysement.
Après les explorations nécessitées par son état, installée dans sa chambre, retrouvant autour d’elle des visages connus, Felisa s’était détendue. Elle nous laissait gérer les aspects techniques, c’est-à-dire médicaux. Il nous appartenait, à Miguel et moi, d’assurer la liaison avec les prescripteurs, puis de rendre compte comme je le faisais lorsque nous regardions la télévision. Non pas en traduisant mais en racontant une histoire ayant un rapport avec le réel, sans lui correspondre nécessairement. Elle n’en demandait pas plus.
Traduttore traditore disent les Italiens pour exprimer l’idée que traduire revient à trahir. Dans le cas présent, il ne s’agissait pas, à proprement parler, de traduction. Parlons plutôt d’un jeu complice n’ayant pour objectif que le confort mental de la personne à qui le message était destiné. Je me demande si, à Saint-Domingue, l’exercice n’était pas identique.
Périodiquement, je fréquente ce service de cardiologie. Il remplit les fonctions du contrôle technique pour les véhicules usagés. Une vérification régulière d’une pompe usée et défectueuse est devenue indispensable. Je ne passe jamais devant la chapelle sans penser à Felisa. De temps à autre, je m’y arrête un moment, je m’assois et j’attends. Rares sont les fidèles. Quelques Antillaises prient parfois. Les curieux qui s’aventurent en ces lieux ne font qu’entrer et sortir.
Sur mon banc, je ne m’adresse à personne. Je songe à ceux que j’ai aimés. Et qui m’ont aimé. De l’âme est l’un des derniers titres de François Cheng[2]. Il y répond à une femme rencontrée des années auparavant et qui a repris contact, par lettre, pour lui livrer cette constatation : « Sur le tard, je me découvre une âme. » Pour nombre de sujets, je m’incline devant son expertise. Celui-ci en est un. Quand il dit que, dans la vie courante, l’âme transparaît dans le regard et s’exprime par la voix, j’écoute. Ou plutôt, je lis : « Deux organes, les yeux et la bouche, qui se concentrent dans un visage, lequel constitue le mystère incarné de tout être humain. » Alors, comme pour l’artiste réalisant un portrait, Michel « prend chair » devant moi. Ses yeux, ses lèvres où je me suis si souvent noyé, éperdu de bonheur, ne me quittent pas.

Notes :
[1] Les Films de Pierre, 2013, prix Horizons du meilleur film à la Mostra de Venise.
[2] Albin Michel, 2016.