Qu’est-ce qui peut cheminer, de manière subliminale, dans un roman scout ? Et que dissimule le mystérieux terme « yaoi » ? À vous d’aller le découvrir. #RescapesdelEspece
Tout collectionneur authentique m’apparaît comme souffrant d’une forme plus ou moins angoissante de délire maniaque. Je me fonde, pour hasarder ce diagnostic, non sur une compétence dans le domaine de la psychologie mais sur le souvenir de mes propres comportements.
Le processus a été enclenché en 1952 avec la parution, en France, du Journal de Mickey. Je devrais dire reparution car il avait existé entre 1934 et 1944, mais comme la numérotation reprenait à zéro je ne fais pas erreur en racontant l’histoire comme je l’ai vécue. Le journal était destiné, selon la promotion, aux enfants de 7 à 13 ans et non de 7 à 77 ans comme Tintin. J’avais 7 ans.
Octobre 1952 correspond à la naissance de mon frère Bruno. Je perdais mon statut de « presque fils unique » en dépit de la présence de quatre aînés. Un rang allant de pair avec les privilèges qui en découlaient, comme inaugurer d’un fond de verre la bonbonne de monbazillac que Bernard rapportait chaque année, ou recevoir l’os du gigot afin de pouvoir, à table, ronger les restes de viande à mains nues. Il convenait de me consoler de cette dégradation.
J’ai eu entre les mains le numéro 1 du Journal de Mickey. Et les suivants, scrupuleusement, semaine après semaine, année après année. Je les ai conservés soigneusement, classés dans des chemises cartonnées rangées au fond du placard de la chambre que je partageais avec Bruno. Parfois, je sortais l’ensemble, puis je rangeais à nouveau avec un soin – que je ne qualifierai pas cette fois-ci de maniaque, il ne faudrait quand même pas exagérer ! – méticuleux de manière que les piles conservent une verticalité proche de la perfection (ce qui n’a rien de drôle !).
Un jour Blanche Schadegg, ma marraine adorée, est venue à la maison. Avec ses enfants. Mes cousins. Walter en particulier, celui dont j’étais le plus proche, avec qui nous étions complices. Sans doute le temps ne se prêtait-il pas aux cavalcades dans le jardin – ce qui serait franchement surprenant au Havre –, toujours est-il qu’il est tombé dans « mes » Mickey. Aucun problème, j’aime faire admirer « mes » richesses. Quand l’heure de leur départ a sonné car ils devaient rentrer rue Guillaume-le-Conquérant, Walter a eu du mal à s’arracher à ses lectures. Qu’à cela ne tienne, a décrété ma mère, il n’avait qu’à emporter quelques chemises. Tel un maître Yoda, estomaqué j’étais. Mes protestations, rien fait n’y ont. Je devais apprendre à partager, décréta Técla, consciente de son statut d’éducatrice. Comme si une collection pouvait se partager ! Maman si tu savais… Cette collection vaudrait une fortune aujourd’hui. « Faut pas gâcher ! » (comme dirait Guy Roux).
N’ayant pu préserver la perle de mes biens, j’ai adopté une attitude que j’ai (trop) longtemps cultivée : faire la gueule. Je ne parlerais plus à Walter. Il opta, en représailles, pour une position identique. Nous étions coincés. J’étais aussi privé et malheureux que lui, mais les principes sont les principes. Le premier qui céderait serait une lavette.
Lors de la visite suivante, nos mères nous ont entraînés dans leur sillage afin d’effectuer leurs courses place Thiers. En attente d’un relogement dans une ville en chantier, quelques commerçants tenaient boutique dans des baraques provisoires en dur tandis qu’un marché de plein vent occupait le reste de l’espace. Nous suivions le mouvement en silence. Leurs sacs pleins, nos mères ont amorcé la longue et rude montée de la rue du Docteur-Vigné, le long du funiculaire, en direction de la rue Saint-Michel. Nous escortions, muets. Soudain, Blanche et Técla se retournèrent pour nous dévisager. L’une des deux avait pris conscience que nous ne nous parlions pas. Elles analysaient entre elles en nous regardant et en conclurent que cela devait faire trois jours que cette situation durait.
C’était excessif car nous ne nous étions pas revus et trois heures aurait été plus juste. Elles exigèrent que nous mettions un terme à ce caprice. Nous en fûmes fort soulagés. Aucun des deux n’avait eu à céder. L’honneur était sauf. À la suite de cet épisode, nous avons été flattés qu’elles aient pu penser que nous avions tenu trois jours. Nous en aurions été incapables. Nous avons fait le pacte de ne jamais révéler la durée réelle. Walter est mort, je ne commets pas vraiment une trahison. Ensuite, nous avons décidé de bâtir une collection commune, en jetant notre dévolu sur des capsules de bouteilles de bière. Nous en récupérions à profusion entre les galets de la plage du Havre. Après en avoir amassé une quantité invraisemblable, ne sachant où les ranger ni qu’en faire, nous avons tout jeté.
Je mesure que cet attachement au Journal de Mickey peut sembler puéril. Si je confesse que Spirou a suivi, je ne vais pas améliorer la situation. Autre temps, autres mœurs. Lorsque j’ai appris que ma petite-nièce Yaël était fan de yaoi, j’ai découvert la face cachée de la lune. J’aurais pu chanter « Mon ami Pierrot ». Bien que l’ayant à diverses reprises accompagnée dans des boutiques de mangas, j’ignorais jusqu’à l’existence de cette sous-catégorie. Incapable de me repérer parmi les rayons, je la laisse effectuer ses emplettes.
J’ai eu la révélation de ce goût pour un genre énigmatique à l’occasion d’un cosplay[1] – encore un terme qui m’était inconnu –, durant une convention consacrée à la culture manga qui s’est tenue à Villejuif, dans le Val-de-Marne, en novembre 2016. Sur scène, « des cosplayeurs de même sexe s’embrassent quasi systématiquement, déclenchant des cris stridents dans l’audience », rapporte la journaliste Morgane Tual[2]. Elle précise : « Il est vrai que ce rendez-vous n’est pas exactement comme les autres : il est consacré à l’homofiction, soit toute forme de fiction (BD, manga, littérature, illustration…) mettant en scène une histoire d’amour homosexuelle. À l’origine et au cœur de cet événement : le yaoi, un sous-genre du manga consacré aux histoires entre hommes. Celui-ci est très développé au Japon – où l’homosexualité est encore loin d’être acceptée –, occupant des étages entiers dans les plus grandes librairies consacrées au manga. En France, il s’est fait une place, au point que deux maisons d’édition lui sont consacrées. »
Il semble que cette littérature, si j’en crois cette source, n’attire pas les garçons et défrise les gays, qui la jugent homophobe, mais recrute son public chez les jeunes femmes entre 18 et 30 ans. « Le yaoi, à la base, c’est écrit par des femmes hétéros pour des femmes hétéros », explique l’organisatrice de l’événement. Il est vrai que le rapport des Japonais à l’homosexualité est plus complexe que celui qui s’observe en Occident. Elle est moins bien admise socialement mais elle a davantage pignon sur rue éditorialement. Le boys’ love (BL) constitue un genre à part et bénéficie d’un lectorat féminin. Le mangaka Gengoroh Tagame, pornographe gay adepte du style bear, c’est-à-dire de mâles pourvus d’une pilosité importante, a raconté[3] avoir été contacté par des éditeurs BL qui pensaient que certaines lectrices « attendaient des histoires plus matures, plus crues et macho ».
D’autres études confirment l’attirance des femmes pour le porno gay de la même manière que les hommes sont séduits par les ébats lesbiens. Le principal motif est identique pour chaque sexe : ils ne recherchent pas le spectacle de leur propre corps sur les écrans et se satisfont en revanche de voir l’autre être multiplié, ce qui accroît leur excitation. C’est cette notion qui est par exemple relevée dans les témoignages publiés par Porn Studies[4]. Selon la chroniqueuse spécialisée Maïa Mazaurette, qui évoque des hardeurs hétéros sélectionnés uniquement pour leur pénis, les hardeurs gays sont au contraire choisis pour leur attractivité générale. « Oui, le pénis est important, commente-t-elle. Mais, avec le visage, c’est mieux. »
À ce premier constat s’ajouterait une dimension éthique. Elle est mise en avant par la chroniqueuse : « Le porno gay permet de contempler deux partenaires a priori égaux (à condition de mettre de côté les questions d’âge, d’ethnie, de jeu sur les classes sociales, etc.). Il y a moins de possibles abus à l’écran, moins d’histoires horribles qui terminent dans la presse. La pénétration cesse de définir qui domine ou qui est dominé, les frontières actif-passif se brouillent… comme dans la vraie vie[5]. »
Toutefois, loin des feux de la scène, dans les coulisses des tournages, les codes sont de tout autre nature. La jeune actrice canadienne August Ames, vedette du X, s’est pendue en Californie après avoir été lynchée sur Twitter pour avoir benoîtement évoqué l’envers du décor. Le 3 décembre 2017 elle avait cru pouvoir gazouiller : « À l’attention de la performeuse qui me remplacera demain pour @EroticaXNews, sache que tu vas tourner avec un gars qui a fait du porno gay. Bullshit, c’est tout ce que je peux dire. Est-ce que les agents se foutent vraiment de qui ils représentent ? (…) » Rien de bien terrible en apparence, sauf qu’elle pointait, sans en mesurer la portée, une règle non écrite d’Hollywood. De nombreuses hardeuses refusent autant le crossover, c’est-à-dire le fait pour un acteur de porno de jouer aussi bien des scènes hétéros que gays, que l’interracial.
Le cul gay demeure suspect médicalement parlant et les hommes qui le pratiquent sont, en outre, soupçonnés d’avoir une vie sexuelle plus débridée que la moyenne. En pratique, compte tenu des contrôles sanitaires stricts imposés par l’industrie cinématographique américaine – à l’inverse de la France –, le risque de contamination est très faible. Ces attitudes, et donc ce propos, expriment surtout la permanence du racisme et de l’homophobie.
À y réfléchir, au même âge que ma petite-nièce j’avais récupéré, parmi les décombres des aînés de la fratrie, les ouvrages de la collection « Signe de piste ». Née au moment du Front populaire et publiée par les éditions Alsatia[6], son ancrage politique l’inclinait plutôt aux antipodes des gouvernants de l’époque. Ce n’était pas mon souci.
La série de Serge Dalens[7], Le Bracelet de vermeil, Le Prince Éric et La Mort d’Éric, me fut une véritable drogue. Muni d’une lampe de poche, je lisais et relisais les deux premiers volumes, planqué sous les draps après l’extinction des feux, au point de les connaître presque par cœur et de m’endormir en rêvant d’une amitié éthérée mais inaltérable avec un garçon en culottes courtes ressemblant aux illustrations de Pierre Joubert. Un jour mon prince viendrait… Il est venu. Il était blond.
Cette littérature ne se nommait pas yaoi mais « roman scout ». En revanche, pour la dimension homoérotique il n’y avait pas vraiment de différence, même si le contenu des « Signe de piste » demeurait chaste et pudique. L’imaginaire restait libre. Surtout, n’en tirez pas de conclusions hâtives sur une influence concernant l’orientation sexuelle. Compte tenu du fait que ces titres ont été vendus, au total, entre quatre et cinq millions d’exemplaires, cela impliquerait une prolifération de l’engeance pire que celle des cormorans et, en toute hypothèse, très supérieure à la réalité estimée !
Notes :
[1] Assemblage des termes anglais costume et play (jouer), l’exercice consiste à prendre l’apparence des personnages, surtout de mangas, et de tenir leur rôle.
[2] Le Monde, 19 novembre 2016.
[3] Libération, 4 mars 2017.
[4] Vol. 2, 2015, issue 2-3.
[5] M le magazine du Monde, 17 septembre 2017.
[6] Les titres ont été récupérés par les éditions Fleurus.
[7] Qui a figuré parmi les cadres du Front national.