Tripoter la règle a toujours été le travers des petits joueurs. Vous l’avez déjà constaté, rescapés de l’espèce. Les législateurs succombent les uns après les autres au trouble plaisir de changer le mode d’accès aux sièges qu’ils occupent, dans l’espoir de mieux les conserver. Un jeu de dupes. #RescapesdelEspece

Il se produit avec la loi fondamentale ce que nous n’avons cessé d’observer avec le bricolage des règles électorales. Une vision de court terme modifie, sans que les auteurs en aient conscience, des équilibres politiques profonds et détériore le fonctionnement des institutions. Sous la IVe République, inquiets du succès enregistré lors des élections municipales par le Rassemblement du peuple français (RPF) fondé par Charles de Gaulle, les dirigeants de la « troisième force », c’est-à-dire la coalition de la droite non gaulliste et des socialistes, avaient tenté de marginaliser électoralement les communistes et les gaullistes par la fameuse loi de 1951 sur les apparentements. Il s’agissait de glisser une dose de scrutin majoritaire dans un mode de consultation fondé sur la représentation proportionnelle. Si différentes listes concluaient des accords entre elles avant le scrutin, elles « s’apparentaient ». En conséquence, si la somme des voix obtenues par ces listes dépassait 50% des suffrages exprimés, elles obtenaient l’ensemble des sièges à pourvoir dans la circonscription.
La « troisième force » s’était concocté, du fait de sa diversité, un mode de scrutin sur mesure. Elle a obtenu l’effet escompté, mais a contribué à miner la confiance des électeurs dans leurs représentants. Lorsque, deux ans plus tard, le centriste Alcide De Gasperi a importé une variante du concept en Italie, la gauche avait qualifié son texte de « loi escroquerie ». Je rappelle cet épisode car il s’agissait d’assurer la survie d’une coalition conjoncturelle et fragile de forces politiques individuellement minoritaires. Elles tentaient de gouverner ensemble, en position centrale, contre deux blocs, les communistes sur leur gauche et les gaullistes sur leur droite. Du « macronisme » avant l’heure, en quelque sorte. Sauf que En Marche! est parvenu, lors des élections législatives de juin 2017, à obtenir une majorité absolue de sièges.
Au-delà des répartitions partisanes, ce résultat découle aussi de mécanismes électoraux qui avaient été conçus dans un contexte différent et pour obtenir d’autres équilibres. À l’origine de la Ve République, la loi électorale prévoyait que, lors des élections législatives, étaient qualifiés pour le second tour les candidats ayant rassemblé au moins 5% des suffrages exprimés. En 1966, les gaullistes, préoccupés par la percée centriste opérée un an plus tôt, lors du scrutin présidentiel, par Jean Lecanuet, ont décidé de porter ce seuil à 10%, non plus des exprimés mais des inscrits. Il s’agissait d’éliminer les candidats centristes d’opposition dès le premier tour afin d’éviter des triangulaires. Calcul à courte vue pour résultat en trompe l’œil. L’objectif a été atteint, mais l’électorat centriste ainsi muselé ne s’est pas reporté dans les conditions escomptées sur les gaullistes.
Dix ans plus tard, nouvelle hausse du seuil d’accès au second tour, là encore à la suite des résultats de l’élection présidentielle précédente. L’échec de Jacques Chaban-Delmas, en 1974, avait placé les gaullistes en position de faiblesse, et Valéry Giscard d’Estaing cherchait à exploiter son avantage avec l’Union pour la démocratie française (UDF). Il voulait imposer la suprématie d’un parti du Président. Il a tenté de fixer une qualification au second tour pour les seuls candidats ayant atteint 15%, soit le score (en exprimés) des gaullistes à l’élection présidentielle. Le combat désespéré des demi-soldes du Général s’est soldé par le compromis actuel des 12,5% des inscrits.
Cette norme a contribué, dans un premier temps, à installer la bipolarisation droite-gauche. Toutefois, en limitant l’offre, elle a fait que la demande s’est raréfiée, et l’abstention a doublé. Elle se situait, en moyenne, autour de 20% lors des élections législatives au début de la Ve République. Elle atteint un niveau structurel de l’ordre de 40%. En conséquence, pour espérer être présents au second tour d’une élection législative, les candidats devaient atteindre quelque 20% des suffrages exprimés. Un seuil réel qui s’élève en fonction de la croissance de l’abstention et qui, compte tenu de la percée du Front national, lui a permis d’imposer toujours plus de triangulaires dans ses zones géographiques de force. Dès lors que le FN est devenu prééminent, le bricolage opéré depuis 1966 a entraîné des conséquences à l’opposé du projet initial. Le seuil de qualification pour le second tour joue désormais en faveur de l’élimination de la gauche, surtout divisée et avec une abstention qui atteint des niveaux historiques. C’est non seulement l’offre électorale qui s’en trouve affectée, mais par contrecoup la composition d’une future majorité parlementaire.
Des règles de circonstance, fixées en fonction de simples éléments conjoncturels, entraînent des résultats non prévus et provoquent des mutations politiques majeures jamais envisagées. Un travail d’apprentis-sorciers. Qu’on traite aujourd’hui des équilibres constitutionnels comme nous l’avons fait hier des lois électorales en dit long sur la décrépitude de nos pratiques politiques.