Notre « marche » vers le futur charrie des relents rances. Ce n’est pas seulement un dinosaure qui vous le dit. Écoutez cet universitaire s’inquiéter en constatant que « la pensée religieuse, qui suppose foi et allégeance, prime désormais sur la vérification et la preuve ». #RescapesdelEspece

L’apparition fin 2013, dans le cadre de l’UMP, de Sens commun avait symbolisé le retour du religieux dans le champ politique. Par un de ces paradoxes chers à « la com’ » contemporaine, le nom du mouvement a été inspiré par le théoricien marxiste italien Antonio Gramsci, au nom d’une reconquête de l’hégémonie culturelle[1]. Celle que Gramsci reprochait à l’Église catholique d’exercer. Les militants de Sens commun se vivent comme l’avant-garde d’une Reconquista[2] idéologique. Elle est engagée et marque des points. Nous en mesurons le résultat dans les urnes et dans le débat public. Ce qui illustre cette ère de post-vérité dans laquelle nous sommes installés. Car, comme le souligne Pascal Engel dans l’entretien déjà évoqué[3], « la pensée religieuse, qui suppose foi et allégeance, prime désormais sur la vérification et la preuve ».
Dans cet esprit de reconquête intellectuelle, Sens commun a mis la barre haut puisque ses objectifs jettent des ponts vers une extrême droite populiste où la famille régnante continue, de temps à autre, à défendre le pouvoir royal catholique contre les adeptes de la Réforme. En 2015, c’était Marion Maréchal qui avait comparé l’occupation allemande et la « Réforme protestante »… avant de s’excuser. Lors de la campagne présidentielle de 2017, sa tante s’est enflammée pour Richelieu dont elle a prétendu faire son modèle. « Richelieu, qui était le promoteur d’un État moderne, qui a refusé justement peut-être qu’une religion prenne le pas sur la France », a-t-elle indiqué pour justifier ce parrainage.
Interrogée sur la répression des protestants, la candidate du Front national avait cru pouvoir trancher : « Qu’est-ce que vous voulez… C’est peut-être les protestants qui avaient peut-être des exigences à l’époque qui allaient à l’encontre de la nation[4]. » Une vision de l’histoire qui fleure l’héritage familial et reprend une thématique chère à l’Action française dans l’entre-deux-guerres, celle d’un protestantisme s’organisant en parti, agissant en sous-main avec les puissances coreligionnaires comme l’Angleterre et l’Allemagne. Le protestant étant un traître potentiel, il méritait d’être placé sous haute surveillance. Un schéma de discours qui se retrouve à propos d’Israël et du Juif dans les « analyses » du général Delawarde.
Durant sa carrière estudiantine, Técla, ma mère, avait eu comme nombre de jeunes de sa génération sa période royaliste. Elle appartenait à cette maigre cohorte de filles à avoir obtenu un baccalauréat au lieu de se préparer à gérer un intérieur pour le compte d’un mâle. Son père, en charge de neuf enfants dont cinq filles, leur avait expliqué qu’une fois divisée sa fortune ne permettrait pas à chacune de vivre et qu’elles devaient se préparer à un emploi. Nul n’imaginait que la guerre allait niveler les revenus, que Le Havre ne serait plus qu’un champ de ruines et que la fortune en question ne relèverait que des souvenirs.
Travailler, pour une jeune bourgeoise, correspondait à une révolution culturelle. Au demeurant, lorsque Bernard et elle engagèrent leur histoire d’amour et commencèrent à discuter d’une vie commune, la première demande du futur mari fut qu’elle renonce à l’idée de devenir enseignante. Avoir une femme salariée serait déchoir en Bourse, aux yeux de ses collègues. Elle avait cédé. Comme le fera, deux générations plus tard, Penelope Fillon. Elle l’a regretté. Comme Penelope Fillon. Elle n’avait pas, en revanche, cet air de chien battu propre à Penelope et à Melania Trump. Elle gérait les enfants, le foyer et le budget.
Étudiante, Técla louait une chambre chez un responsable de l’Action française et avait été invitée, en conséquence, à un dîner en compagnie du comte de Paris. Elle en était ressortie éblouie et avait commencé à militer. Toutefois, à force de s’entendre désignée, comme les siens, au nombre des ennemis de la Nation, stigmatisée comme suspecte d’appartenir au « parti de l’étranger », elle avait préféré claquer la porte.
Cette thématique concernant les protestants s’est installée, au même titre que s’est cristallisé le clivage droite-gauche, à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Déjà évoquée à propos des procès d’Oscar Wilde et du prince Philipp zu Eulenburg, le procès pour trahison doit s’évaluer en deux étapes. La condamnation initiale n’avait pas posé problème. Les plus virulents des antisémites y voyaient motif à des campagnes de dénonciation du Juif, le reste de la société se bornait à prendre acte, de manière plus ou moins publique, que tout cela n’avait rien d’étonnant compte tenu des « liens communautaires » – comme dirait Jean-Luc Mélenchon – de l’accusé. Ce n’est que lorsque le doute est né sur la réalité du dossier et que l’état-major a été soupçonné de manipulation, que la véritable « Affaire » s’est enclenchée.
Les protestants s’étaient mobilisés en faveur du capitaine, sachant que l’opération antisémite menée par l’institution militaire pourrait un jour s’effectuer à leurs dépens. Pour Maurras[5], l’anti-France était composée de l’étranger – ou le métèque, pour reprendre son vocabulaire – du franc-maçon, du Juif et du protestant. La saillie de Marine Le Pen sur les protestants et la nation a donc immédiatement entraîné une réaction de la Fédération protestante de France. Ne se déclarant « pas dupe » des intentions de la candidate, elle voyait que, « à travers la référence aux protestants d’hier, cités avec tant de malveillance et d’irrespect alors qu’ils étaient persécutés et assassinés par le pouvoir royal, c’est “peut-être” l’islam d’aujourd’hui qui est visé ». « Ces propos sont irresponsables, ajoutaient les responsables du protestantisme. Encore une fois, l’extrême droite tient un discours qui ne peut qu’attiser la haine et justifier la violence. » Cet exemple illustre le poids des références historiques, et comment elles peuvent être manipulées de manière partisane pour les besoins de présupposés idéologiques. Une pratique qui n’est en rien l’exclusivité de la droite.
Dans le voisinage, au moins programmatique, entre Sens commun et le Front national, un rapport identique à l’histoire, conçue comme un outil de normalisation idéologique, est patent. Sur ce terrain, c’est sans surprise que l’on retrouve Éric Zemmour. Se saisissant de la postface que Jean-Noël Jeanneney a signée pour un recueil rassemblant des propos d’historiens lors d’émissions de radio[6], il reproche à l’auteur, et à travers lui à la gauche, de mener « une guerre culturelle ». Ce qui, comme chacun peut le constater, n’est pas son cas ! « Et soudain tout devient clair, écrit-il. Et soudain, on comprend. Pourquoi François Fillon ne doit pas gagner. Ne doit pas devenir président de la République. (…) Son crime impardonnable ? Il veut réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national[7] », brocarde le chroniqueur du Figaro[8]. Un projet que le candidat avait en effet annoncé lors du débat de la primaire de la droite et du centre. François Fillon et ses chevau-légers de Sens commun préconisent la mise en avant « des éléments fédérateurs de l’histoire de France », c’est-à-dire un retour à l’histoire positiviste.
Notes :
[1] Le célèbre pamphlet de Thomas Paine, publié de manière anonyme en 1776, s’intitule déjà Sens commun (Common Sense). Il s’agit d’une dénonciation de l’administration britannique qui contribua à fomenter la révolution américaine.
[2] Période du Moyen Âge, entre les VIIIe et XVe siècles, durant laquelle les royaumes chrétiens ont mené la reconquête des territoires de la péninsule ibérique et des îles Baléares occupés par les musulmans. L’occasion, à partir du IXe siècle, pour les Catalans descendus des montagnes, entraînant avec eux femmes et enfants, de constituer de véritables tribus guerrières, vivant de razzias, les Almogavares. Dans le langage contemporain, ils seraient assimilés au terrorisme. Ils ont combattu jusqu’à la fin du XIIIe siècle sur la frontière mouvante entre le comté de Barcelone et le califat de Cordoue. Le terme Almogavare signifie en arabe « celui qui mène une expédition ».
[3] France info, 20 novembre 2016.
[4] TF1, 18 avril 2017.
[5] 2018 correspond au 150e anniversaire de sa naissance et aussi à l’anniversaire de la mort de l’écrivain Jacques Chardonne. Deux événements qui avaient été inscrits dans la liste des commémorations officielles arrêtée par le gouvernement. Un mouvement de protestation a conduit des membres du Haut Comité aux commémorations nationales, Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, à justifier cette présence en affirmant que « commémorer n’est pas célébrer » mais « se souvenir ». Ce à quoi, parmi d’autres, l’universitaire Patrick Weil a répondu, pièces à l’appui. Il a souligné l’absence, dans la notice officielle, de toute mention d’un nationalisme « raciste et antisémite » de Maurras, termes dont avait usé Jeanneney dans son plaidoyer. A fortiori, ajoutait Patrick Weil, celle de « la mention de son rôle dans la fondation intellectuelle d’un antisémitisme d’État ou de ses condamnations pour menaces de mort contre des ministres de la République, Abraham Schrameck et Léon Blum. » Patrick Weil avait, dès le 27 janvier 2018, demandé sur sa page Facebook pourquoi avoir retenu Charles Maurras, « anti-républicain et anti-dreyfusard forcené, antisémite et raciste obsessionnel, délateur et soutien des rafles sous l’Occupation ». Pour étouffer la polémique, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, a retiré le nom de Maurras de la liste officielle, ce qui a entraîné la démission de dix des douze membres du Haut Comité, dont l’historien et ancien ministre Jean-Noël Jeanneney et l’historien Pascal Ory, spécialiste de la collaboration durant l’Occupation.
[6] Le Récit national, une querelle française, Fayard, 2017.
[7] François Fillon utilise le terme « récit », mais il s’agit en réalité d’un roman.
[8] 6 avril 2017.
Le bon sens même et pas commun du tout, me semble-t-il.
J’aimeAimé par 1 personne