181 – La renaissance de l’Europe médiévale

Les États-nations du continent auront vécu au mieux cinq siècles. Ce n’est pas si mal. Dès lors que le carcan qui les faisait exister cède, au fur et à mesure que s’élabore la construction européenne, une nouvelle géographie apparaît. Ou plutôt réapparaît. #RescapesdelEspece

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              La frénésie avec laquelle nous sommes conviés à nous référer aux racines chrétiennes de notre culture confirme le retour de l’idéologie nationale. Nombreux sont les chercheurs et les historiens qui ont dressé un parallèle entre l’idée de nation et une forme moderne du sentiment religieux. Ce que Shlomo Sand développe en notant : « Le fait que la nation se prenne toujours elle-même comme objet d’adoration, et non comme une entité transcendante qui la dépasse, influe de façon très significative sur le mode d’adhésion des masses à l’État, phénomène qui n’existait que sporadiquement dans le monde traditionnel. Cependant, il est difficile de contester que l’idéologie nationale soit celle qui ressemble le plus aux religions traditionnelles par la puissance avec laquelle elle réussit à transcender les classes sociales et par son aptitude à rassembler dans un sentiment d’appartenance commune[1]. »

              La mondialisation et le processus d’unification continentale provoquent un effacement progressif de ces États-nations. Le retour au « roman national » n’a pas d’autre objectif que de colmater les brèches par une vigoureuse marche arrière. À mesure que l’intégration du continent européen se renforce, de manière parallèle les frontières des États nationaux s’estompent. L’un est la rançon de l’autre.

                 Il en était allé de même lorsque se sont édifiés les États-nations. À l’époque, les entraves fiscales étaient multiples, le droit d’octroi s’est maintenu jusqu’au XXe siècle, la complexité des droits féodaux accentuait la séparation entre des Français qui, de Bretagne en Provence, de Picardie en Auvergne, ne parlaient pas la même langue. Les États nationaux sont néanmoins parvenus à lever peu à peu ces barrières. Pourquoi n’en irait-il pas de même de la construction européenne ? Entre les territoires et le pouvoir fédérateur, inexorablement le poids des autorités intermédiaires ira décroissant. Cette réalité s’impose, que l’on opte pour une construction fédérale ou pour une « Europe des patries », seuls le rythme et l’ampleur des mutations varient.

                  Dès lors que des obstacles artificiels, dont la meilleure illustration, en France, est proposée par la frontière nord de l’Hexagone, disparaissent il est naturel que se reforment les bassins de vie économique, culturelle, linguistique. Pour conserver l’exemple de la frontière nord, Lille appartient à la Hanse, et Liège à la francophonie. Plus l’Europe communautaire s’édifie, mieux nous voyons réapparaître la carte de l’Europe médiévale.

          Les revendications d’autonomie, voire d’indépendance dans le cas de la Catalogne – héritière de la couronne d’Aragon[2] – et de l’Écosse, se font jour un peu partout, y compris en Vénétie et Lombardie, sans oublier la Flandre et la Bavière. Les régions riches en appellent à l’égoïsme citoyen et entendent ne plus contribuer au financement de leurs homologues moins bien dotées. La position qu’avait défendue, il y a quarante ans, Margaret Thatcher sur la scène européenne au nom de l’égoïsme britannique et dont la logique pernicieuse aura conduit jusqu’au Brexit.

                 Sur quoi débouche le processus de régionalisation engagé en France, au début des années 1980, sous l’impulsion de deux grands « barons » provinciaux, Pierre Mauroy et Gaston Defferre ? Sur la réapparition des anciennes provinces de la monarchie. Qu’est-ce que la nouvelle région d’Occitanie, si ce n’est l’ancien comté de Toulouse ? On ne peut prétendre s’alarmer de ces évolutions et se réclamer dans le même temps de l’unification continentale. On ne peut défendre une règle et refuser son corolaire. Le reste n’est qu’une question de gestion politique, c’est-à-dire de doigté, d’équilibre, afin d’accompagner au mieux ces évolutions en évitant les surenchères démagogiques ou les ruptures invalidantes.

              Songent-ils, ces Républicains, ces leaders de droite, à ce que signifie cette manière de conter l’évolution du pays en termes de triomphe de l’un contre l’autre ? Le fait que les monarques francs se soient imposés contre d’autres groupes linguistiques, culturels, politiques, de l’Hexagone actuel, contre les Bourguignons par exemple, ou qu’ils aient colonisé le littoral méditerranéen, ou déraciné la culture celte bretonne, constitue-t-il un titre de gloire pour la nation ? Doit-on confondre le destin du pays avec la soif de puissance et les appétits territoriaux d’une fraction de sa noblesse ?

                La péninsule ibérique se prêtait, géographiquement, davantage à la naissance d’un État centralisé que notre portion d’Europe à cheval entre les mondes germanique et latin. Deux langues et deux États distincts s’y sont maintenus, avec l’Espagne et le Portugal. En outre, face aux prétentions des Castillans, Catalans, Valenciens, Andalous et Basques ne l’ont pas entendu de cette oreille. Ils sont parvenus à préserver leur langue, leur culture et leur autonomie. La Castille a échoué, au moins en partie, dans le projet étatiste centralisateur, là où l’Ile-de-France l’a imposé par le fer et par le sang, par la ruse et les trahisons, par les mariages et la corruption. En tirer une philosophie politique serait ridicule.

               Une forme de parallélisme apparaît entre l’histoire linéaire que certains prétendent faire dériver des textes bibliques et le fameux « sens de l’Histoire » longtemps célébré par la gauche marxisante. Les uns comme les autres parviennent ainsi à tracer les frontières, chères à Chantal Mouffe, entre « eux » et « nous », entre le pur et l’impur.

                     Pour les monothéismes issus du judaïsme, les Barbarins sont acculturés, les homosexuels violent les prescriptions du Lévitique, et pour les chrétiens comme pour les musulmans, les Juifs sont responsables de la mort du Messie. Quant aux Noirs, ne sont-ils pas les descendants de Cham, le fils maudit de Noé ? Il était coupable de n’avoir pas détourné les yeux en découvrant son vieux père – il avait plus de cinq cents ans ! – ivre et nu. Un regard incestueux qui a conduit ses frères à recouvrir cette nudité (Genèse 9, 22) et entraîné une malédiction qui, selon une logique assez peu équitable, a frappé le fils de Cham, Canaan. Il a été institué serviteur des fils de ses oncles, Sem et Japhet.

                   Cham est présenté comme l’ancêtre des Cananéens et des Hamites, c’est-à-dire de populations qui auraient couvert le sud de l’Arabie, l’Afrique du Nord et la corne de l’Afrique puis seraient descendues vers l’Afrique centrale. C’est à leur contact que les « vrais nègres », comme on disait au temps du colonialisme, auraient progressé en pastoralisme. Des thèses qui ont refait surface lors de la guerre civile génocidaire entre Hutus et Tutsis.

               C’était déjà au nom de cette hiérarchie raciale justifiée par une malédiction biblique que le discours esclavagiste a prétendu que le statut infligé aux Noirs découlait d’une volonté divine. Convient-il de revenir vers ces théories, ou de remettre au goût du jour le discours servi par les « hussards de la République » selon lequel les idées de « progrès » l’emportaient, par nature, sur la réaction cléricale ? Chrétiens militants ou survivants marxistes s’accrochent avec désespoir aux thèses périmées de leur formation initiale. Ce que j’avais tenté d’expliquer aux étudiants de Poissy avant que la direction du parti communiste n’y mette le holà. Marchais, Fillon, Le Pen même combat ?

              Sauf que ces constructions intellectuelles ont été battues en brèche par le post-modernisme et qu’elles figurent au nombre des « grands récits » déconstruits depuis les années 1960, depuis que sont apparus les Lyotard, Derrida, Foucault et autres, ces post-modernes aujourd’hui accusés d’avoir ouvert les portes à la post-vérité. La vie des idées n’est pas un long fleuve tranquille. La pédagogie des premières générations d’instituteurs laïcs, alors honnis par la droite cléricale qui s’est rassemblée en troupeau derrière François Fillon, n’était pas moins « idéologique » que le contenu des programmes d’Histoire que leur berger reproche à l’Inspection générale d’élaborer. Son catholicisme militant amènerait-il Fillon à proposer le propos inverse, qui serait aussi caricatural ?

              L’histoire européenne, par exemple, ne prend en compte l’esclavage que durant l’Antiquité ou à partir de la traite négrière comme si, entre les deux, le phénomène avait disparu. J’ai eu sur ce sujet, comme éditeur, des conversations aussi passionnées que passionnantes avec Louis Sala-Molins, l’auteur du Code noir ou le calvaire de Canaan [3]. Il connait tout de l’esclavage intra-européen, de la traite des Blancs par les Blancs, de ces siècles durant lesquels le terme slave était devenu synonyme d’esclave.

                La documentation existe et dort dans les bibliothèques. Ces Angles, ces Saxons, ou les peuples de ce qui constitue désormais la Bulgarie ou la Crimée, n’étaient que des biens mobiliers. Les contrats de vente et d’achat ont fait l’objet d’actes notariés qui ont survécu au fil des siècles. Et l’Eglise, qui contrôlait tout, avait édicté dans ce domaine également des règles de circonstances : s’il était interdit de réduire un chrétien en esclavage, en revanche les prisonniers en cours de transfert vers les marchés de bétail humain n’avaient pas le droit de se convertir.

                J’ai insisté pour que Sala-Molins raconte cette histoire volontairement oubliée. Il était hésitant. Son épouse bataillait en sens contraire car elle craignait les conséquences de pareille publication et l’impact sur leurs vies des controverses qui en naîtraient. Elle conservait un souvenir cuisant des polémiques qu’avait fait naître Le Code noir. Elle a obtenu gain de cause. L’historienne afro-américaine Nell Irvin Painter, diplômée de Harvard et enseignante à Princeton, a levé un coin du voile en publiant son Histoire des Blancs[4].

               À l’heure où la construction européenne conduit à s’interroger sur la manière dont chacun des peuples du Continent raconte notre histoire commune, à envisager de proposer une vision qui dépasse le prisme des déformations nationales, voire nationalistes, quel sens aurait le retour à une version historique labellisée par la puissance publique ? D’autant que la nation moderne n’a pu émerger qu’en raison de facteurs historiques particuliers que Benedict Anderson[5] a analysés. Aux premiers rangs se situent l’émergence du capitalisme marchand et l’invention de l’imprimerie. Ce n’est qu’avec cette diffusion de masse que les dialectes ont disparu et que les langues religieuses, tel le latin, ont perdu leur statut, tandis que s’imposait comme véhicule des échanges le langage administratif édicté par l’État. Le français n’est, de manière effective, notre langue véhiculaire commune que depuis un siècle.

                Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la mondialisation des échanges d’une part, les mutations dans la communication générées par le numérique d’autre part, font craquer ce cadre national. Il est illusoire de prétendre s’y cramponner, alors que depuis la fin de la seconde guerre mondiale la France joue un rôle pionnier dans l’unification européenne.

                L’ambition de la droite, mais aussi d’Emmanuel Macron, de revenir au « roman national » est-elle une nouvelle étape dans la tentative de normalisation déjà amorcée, à l’initiative de la gauche, par les lois mémorielles ou les interdictions de remettre en cause tel ou tel épisode de l’Histoire, renvoyant aux tribunaux la charge d’arbitrer des débats qui ne devraient relever que de controverses universitaires au mieux, politiciennes au pire ? Sommes-nous à ce point immatures que nous ne puissions juger par nous-mêmes, nous forger une opinion ?

              Oui, il était nécessaire de publier le « testament Barbie ». Faut-il, encore et toujours, définir une « vérité officielle », à la manière de ce ministère de la Vérité qu’Orwell[6] avait imaginé dans l’univers totalitaire de Big Brother ? Doit-on voir dans cette démarche une analogie avec la tradition catholique d’un catéchisme dogmatique que l’Église a prétendu substituer à l’accès direct au texte biblique ? Va-t-on imposer la légende dans le primaire pour n’enseigner l’Histoire qu’à partir du collège, comme ce fut le cas sous les IIIe et IVe Républiques ? Va-t-il falloir reprendre, sous une autre forme, les débats de la Réforme pour obtenir le retour aux textes et le droit au doute ?

D'où venons-nous
L’Europe médiévale

 


Notes :

[1] Comment le peuple juif fut inventé : De la Bible au sionisme, Flammarion, coll. Champs Essais.

[2] Qui est née au début du XIIe siècle de l’union entre le royaume d’Aragon et le comté de Barcelone, avant de disparaître au XVIIIe siècle lorsque s’est imposée la suprématie du royaume de Castille. La mort de Pierre II d’Aragon, au début du XIIIe siècle, a empêché la couronne de venir au secours de ses vassaux toulousains lors de l’agression française au prétexte de la croisade des Albigeois. Dans le cas inverse, l’Occitanie aurait sans doute été annexée par la couronne d’Aragon plutôt que par la couronne de France. À son apogée, au XVIe siècle, la couronne d’Aragon régnait également sur Naples et la Sicile.

[3] Presses Universitaires de France, 1987. Ancien élève de Jankélévitch, Louis Sala-Molins a publié chez Albin Michel Sodome : Exergue à la philosophie du droit (1991) et il a traduit et introduit  Le Manuel des Inquisiteurs écrit durant le dernier quart du XIVe siècle et qui était destiné, à l’origine, aux seuls évêques et inquisiteurs.

[4] Ed. Max Milo, Voix libres, 2019.

[5] L’Imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, traduction Pierre-Emmanuel Dauzat, La Découverte, 2006.

[6] George Orwell, 1984, publié en 1949 (disponible en Folio Gallimard, 1972).

 

Un commentaire

  1. Outre les facteurs objectifs (capitalisme, imprimerie) il semble bien que ce soit l’effondrement de la croyance religieuse en Europe qui ait permis l’avènement des nationalismes ( voir Emmanuel Tod)
    D’autre part il semble bien que l’Europe (mais le Saint Empire Romain Germanique tout aussi bien) soit un cadre trop vaste pour permettre l’émergence d’un sentiment national commun.

    Le projet européen se heurterait là à une constante de l’esprit humain.

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