184 – « Les passions tristes »

Lorsque Emmanuel Macron avait, dans la foulée de Spinoza, évoqué « les passions tristes », il avait vu se dresser une horde de moralistes médiatiques et les militants de « la cause ». Le symbolique continuait d’exercer ses ravages alors que la question des unions entre personnes de même sexe devrait être traitée en termes d’arbitrages juridiques. #RescapesdelEspece

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Estampe anonyme de 1794. Bibliothèque nationale de France.

              L’organisation juridique des couples est une question distincte des sentiments qui peuvent exister entre des individus. Il est abusif de s’en réclamer, qu’ils soient réels ou seulement proclamés, pour prétendre trancher en droit. L’amour et le mariage sont des notions historiquement différentes. Anthropologue de formation et directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined), Michel Bozon travaille sur ces questions depuis trois décennies. On lui doit, ainsi qu’à Nathalie Bajos, l’enquête de 2006 sur le contexte de la sexualité en France[1] qui fait autorité.

              Il retrace le long cheminement des couples, ce qui revient à relativiser la forme des unions et leur contenu. « Historiquement en Occident la définition d’un code amoureux a précédé de beaucoup la capacité des individus à ressentir et exprimer des sentiments amoureux, rappelle-t-il. Je me réfère ici à la littérature courtoise médiévale, qui définit un code de relations un peu scandaleux, dans lequel l’amour est forcément adultère. La dame commande, fixe les étapes et la suite des épreuves amoureuses. C’est l’inverse du mariage. L’idée que l’on puisse éprouver personnellement des sentiments amoureux, puis que l’amour est la base la plus légitime du mariage va s’imposer lentement, notamment à partir de l’époque romantique. L’Église qui s’est longtemps opposée à l’idée de l’amour dans le mariage va finir par l’accepter au XXe siècle. Le triomphe du “mariage d’amour” est bref. Avec le déclin contemporain du mariage institutionnel, l’amour se retrouve au premier plan. Il arrive souvent, on le sait, que ce qui a été une revendication, puis un droit, se transforme en un devoir, comme c’est arrivé pour la contraception, par exemple. À l’époque contemporaine, l’amour n’est plus seulement une possibilité ou une option, c’est aussi un passage obligé, une norme sociale. Ne pas arriver à aimer ou à être aimé est jugé comme une incapacité personnelle[2]. »

            Ce rappel devrait contribuer à relativiser les formes juridiques qu’une union entre deux êtres peut prendre. Et d’ailleurs, pourquoi se limiter de manière arbitraire à deux ? La Colombie, un an après avoir adopté le mariage gay, a officialisé une union entre trois hommes en juin 2017. Chacun ne devrait-il pas bénéficier de la liberté d’organiser sa vie dans un des cadres proposés par la société ? Il s’agit de gestion commune, ni plus ni moins. Les formes du contrat devraient pouvoir varier afin de s’adapter aux divers cas envisageables.

              Je partage la vision développée par Alain Naze dans son Manifeste contre la normalisation gay[3]. Il s’agissait, avec le mariage entre personnes de même sexe, de « faire en sorte que les vies gays deviennent homogènes aux formes d’existence dominantes dans nos sociétés hétérocentrées  – ce qui ne signifie rien d’autre, pour les homosexuels, qu’un reniement. » L’auteur a placé, non sans raison, sa démarche sous l’égide de Guy Hocquenghem. Ce dernier anticipait en effet que « les homosexuels devront payer  leur “reconnaissance” toute neuve du sacrifice de leurs propres marges et de leurs propres irrationalités ».  « Envisager le mariage entre personnes de même sexe comme le point culminant d’une libération gay, écrit Alain Naze, revient à envisager les formes d’existence hétérosexuelles comme désirables en soi, parce qu’universelles en droit. »

          Ce point posé, mon analyse ne porte pas sur l’homosexualité, ce qu’elle représente et la manière de la vivre socialement. C’est un  autre débat. Je me borne à une réflexion sur ce que signifie gouverner, à partir de l’exemple du « mariage pour tous » qui a constitué l’acte et la crise majeurs du mandat de François Hollande. Rien dans de simples accords juridiques destinés à officialiser une relation et une mise en commun de biens n’aurait dû mériter de mettre le pays en état de fureur. Hélas, nous avons, en France, le chic pour transformer la moindre discussion en lutte de principes, ce qui a pour conséquence de rendre illusoires les compromis. Ou il ne se passe rien, ce qui est la règle en général, ou il y a un vainqueur et un vaincu.

              Ce qui est vrai pour des sujets qui n’en valent pas la peine devient redoutable quand le thème de la confrontation accède à une dimension symbolique. D’un côté, la catholicité brandissait le sacré. De l’autre, les militants LGBT voulaient imposer une égalité formelle en lieu et place de l’équité. En outre, cheminait l’intention d’officialiser sans ambiguïté leur sexualité alors que le pacs, en s’ouvrant aux fratries, avait été déconnecté de cette dimension. Un compromis juridique sur des formes d’organisation matérielle devenait dès lors impossible.

              Combat après combat, dans ce type de confrontation chaque camp rumine sa rancœur et ses ressentiments. À l’occasion de la relance du colloque des intellectuels juifs de langue française, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan avait rappelé que « la vengeance est un mobile politique qui organise des sentiments sociaux en profondeur, bien loin du vivre-ensemble, sans cesse répété comme une incantation[4] ». Il s’agit, notait-il, « d’une passion politique majeure ». Ce que Vladimir Jankélévitch avait déjà mis en lumière. L’art de la politique doit tendre à éviter cette situation. Les surenchères de Pierre Joxe, Louis Mermaz et André Laignel sur le projet de service public de l’éducation laïque, négocié par Alain Savary avec le monde catholique, témoignaient de la même erreur. Je n’ai pas oublié la leçon.

              Emmanuel Macron a eu raison de dire, en parlant du mandat présidentiel de François Hollande, que l’une « des erreurs fondamentales de ce quinquennat a été d’ignorer une partie du pays qui a de bonnes raisons de vivre dans le ressentiment et les passions tristes[5]. » « C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous, où on a humilié cette France-là, avait-il précisé[6]. Il ne faut jamais humilier, il faut parler, il faut “partager” des désaccords. Sinon, des lieux comme le Puy-du-Fou seront des foyers d’irrédentisme. »

             Là où le chef de file d’En marche! s’exprimait, selon ses canons, en privilégiant le pathos philosophique, le proche de Christiane Taubira qu’est Benoît Hamon a, tardivement lui aussi, proposé une analyse plus politique de la Manif pour tous : « En allant à la rencontre des militants, j’ai pu vérifier que c’était un mouvement hétérogène, et non un bloc. Parce que le débat sur le mariage pour tous et la filiation a existé dans chaque famille de France ! Dans la Manif pour tous, j’ai vu une palette de nuances et d’opinions. J’ai perçu dès le début qu’il s’agissait d’un véritable mouvement social. Nous avons formé des générations de militants dans la rue. Fort de cette expérience, je me suis immédiatement dit qu’il se formait là une nouvelle génération de cadres politiques. On commence déjà à les voir : c’est Sens commun[7]. »

              Sur le thème « les victimes c’est nous », la remarque d’Emmanuel Macron avait suscité le lot habituel de protestations indignées de la part des associations militantes de la sphère LGBT. Elles géraient leur fonds de commerce. La victimisation est, de nos jours, un produit d’appel prisé. La concurrence fait rage sur le thème « plus victime que moi tu meurs ».

        Gouverner exige de se dégager de la pression idéologique exercée par de nombreux groupes, aux intérêts parcellaires, afin de tenter d’élaborer une position permettant d’avancer en préservant, autant que faire se peut, un tissu social fragile. J’ai éprouvé des réserves face à la loi Taubira. J’en partage, évidemment, la philosophie défendant l’égalité des droits entre les individus, indépendamment de leur orientation sexuelle ou d’autres critères les plaçant en situation minoritaire dans le corps social. Le désaccord n’est pas sur la finalité mais sur la méthode.

           L’Église a eu la charge durant des siècles de fonctions qui, aujourd’hui, incombent à la puissance publique : état civil, enseignement, système de soins, orphelinats, aide aux mourants. Dans ces charges, les ecclésiastiques trouvaient une justification au fait de prélever un impôt, la dîme biblique récupérée dans le Livre de l’Exode et recyclée avec opportunisme, au VIe siècle, au profit des institutions catholiques. Une astuce qui sera dénoncée, lors de la Réforme, par Martin Luther. Lorsque l’État s’est progressivement substitué à l’Église, le statut de ces diverses fonctions sociales s’en est trouvé modifié. Dans mon enfance, la présence de sœurs, c’est-à-dire de religieuses, était courante au sein des établissements hospitaliers. Elles en ont disparu de nos jours. Les vocations se tarissent, il est vrai.

              En matière d’état civil, sur les trois actes gérés, deux sont totalement banalisés et ne relèvent plus que d’une simple déclaration : la naissance et la mort. Seule l’union d’un homme et d’une femme conservait un caractère de cérémonie, dont témoignent dans l’univers laïc les sorties de mairie, le samedi, en cortèges bruyants et festifs. Pour l’Église catholique, cette union, lorsqu’elle s’effectue en son sein, a un caractère sacré puisqu’il s’agit d’un engagement pris devant Dieu[8]. Ce statut différencié conservé par les épousailles, cette forme de survivance historique en dépit de nombreuses ambiguïtés, ne peut être ignorée. Comme le rapport des Américains à l’armement personnel, il s’agit d’un pan de notre culture collective. Il convient d’intervenir avec précaution sur l’imaginaire d’un peuple.

              La Révolution de 1789 avait l’ambition d’installer la République à la place de l’Église, non seulement avec son culte de l’Être suprême mais avec un nouveau calendrier. Elle prétendait détourner à son profit l’ensemble de la symbolique religieuse. Les deux adversaires devenaient, en conséquence, irréconciliables. L’objet de l’affrontement étant leur survie à l’une comme à l’autre, la lutte ne pouvait être qu’à la vie, à la mort. Il en est résulté deux siècles de combats acharnés qui ont épuisé les rivaux et profondément divisé le pays. Une coexistence pacifique a été mise en place qui, comme celle qui existait entre les États-Unis et l’URSS à la fin de la « guerre froide », ressemble à une paix armée. Une extrême méfiance préside à la relation entre les deux institutions, surtout lorsque sont en jeu les restes du pouvoir éducatif ou le sacré, le rapport au divin. Tel est le cas avec l’interruption volontaire de grossesse et l’union entre personnes de même sexe.

             Des circonstances historiques particulières sont nécessaires pour que les franges les plus modérées du catholicisme social et du socialisme gestionnaire parviennent à élaborer un projet commun. Je me souviens de mes premiers pas dans les congrès de la SFIO et de ma stupéfaction à l’écoute d’orateurs qui prolongeaient hors de toute raison le débat, engagé sous la République précédente, contre les démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP) et leurs allocations familiales, ce que mes nouveaux camarades de parti désignaient avec mépris comme de « l’argent braguette ». Il aura fallu le programme de la Résistance et la politique de reconstruction élaborée au lendemain de la seconde guerre mondiale pour que démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates parviennent à s’unir, un temps.

              En traitant du populisme de gauche, j’ai rappelé que dans l’avènement de notre État providence ce catholicisme social a tenu un rôle décisif. Il a pris naissance durant le Second Empire, face à une misère ouvrière qui régnait en particulier dans les caves de Lille[9]. L’œuvre d’édification des bases de notre protection sociale a été menée conjointement avec la social-démocratie, était-ce impossible d’envisager un autre compromis entre ces deux courants de pensée pour trouver un statut aux couples de même sexe ? Fallait-il que les valeurs de l’un triomphent des valeurs de l’autre ? Fallait-il ouvrir un tel espace politique à un catholicisme intransigeant et réactionnaire ? Je ne le pense pas, bien qu’étant concerné au premier chef par cette mutation sociale et législative.


Notes :

[1] Menée auprès de plus de douze mille personnes âgées de 18 à 69 ans.

[2] Rue89-l’Obs, op. cit.

[3] La Fabrique éditions, 2017.

[4] Le Figaro, 18-19 mars 2017.

[5] Les passions tristes renvoient à la philosophie panthéiste de Spinoza selon laquelle l’homme est une partie de la Nature dont il subit les forces. Ainsi naissent les passions. Elles sont des modifications passives de notre être. Les deux passions fondamentales sont d’une part la joie, qui correspond au passage à une plus grande perfection ; d’autre part la tristesse, c’est-à-dire le passage de l’homme à une moindre perfection. Pour Spinoza les passions tristes, telles la haine et la vengeance dans le cas présent, réduisent l’homme à la servitude. Il peut s’en libérer par la philosophie. Il faut sans doute en déduire que Jean-Baptiste Lemoyne a longuement philosophé avant d’accepter d’entrer au gouvernement.

[6] L’Obs, 16 février 2017.

[7] Famille chrétienne, 29 mars 2017.

[8] « Les diverses liturgies sont riches en prières de bénédiction et d’épiclèse demandant à Dieu sa grâce et la bénédiction sur le nouveau couple, spécialement sur l’épouse. Dans l’épiclèse de ce sacrement les époux reçoivent l’Esprit Saint comme Communion d’amour du Christ et de l’Église (Lettre de saint Paul aux Éphésiens 5, 32). C’est Lui le sceau de leur alliance, la source toujours offerte de leur amour, la force où se renouvellera leur fidélité. » Catéchisme de l’Église catholique, §1624.

[9] Cf. le discours préparé par Victor Hugo en mars 1851, dans lequel il évoque les cas de Rouen, Lyon, Reims, Amiens, Tourcoing, Roubaix, Paris pour s’appesantir sur la situation lilloise, notamment dans le quartier de Saint-Sauveur : « Figurez-vous la population maladive et étiolée, des spectres au seuil des portes, la virilité retardée, la décrépitude précoce, des adolescents qu’on prend pour des enfants, de jeunes mères qu’on prend pour de vieilles femmes, les scrofules, le rachis, l’ophtalmie, l’idiotisme, une indigence inouïe, des haillons partout, on m’a montré comme une curiosité une femme qui avait des boucles d’oreilles d’argent ! Et au milieu de tout cela le travail sans relâche, le travail acharné, pas assez d’heures de sommeil, le travail de l’homme, le travail de la femme, le travail de l’âge mûr, le travail de la vieillesse, le travail de l’enfance, le travail de l’infirme, et souvent pas de pain, et souvent pas de feu, et cette femme aveugle, entre ses deux enfants dont l’un est mort et l’autre va mourir, et ce filetier phtisique agonisant, et cette mère épileptique qui a trois enfants et qui gagne trois sous par jour ! » Vicor Hugo, Détruire la misère, suivi de Les Caves de Lille, Éditions d’ores et déjà, 2013.

 

 

 

 

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