185 – Du sacré au parodique

Les débats de société recèlent de nombreux pièges. Les thèmes changent de camp et de valeur selon les époques et les circonstances. Comme l’idée du colonialisme est passée de gauche à droite, ou le principe d’allocations familiales de droite à gauche, le mariage, avant d’être une revendication du monde gay, a été exploité par les homosexuels comme le moyen de dénigrer la société traditionnelle. #RescapesdelEspece

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Coluche et Le Luron

    Le 25 septembre 1985, alors qu’ils régnaient sur le monde du spectacle en bousculant les références sociales et en moquant les dirigeants du pays, les humoristes Coluche et Thierry Le Luron ont mobilisé les médias et rameuté les badauds. Juchés sur une calèche, en robe blanche pour le premier et en queue-de-pie et chapeau haut de forme pour le second, accompagnés de drag queens, ils ont déambulé dans les artères de la capitale en se livrant à une parodie du mariage. Même si Coluche n’était pas gay, il s’agissait, à travers cette dérision, d’affirmer une identité homosexuelle. Le mariage apparaissait comme le contre-exemple. Les deux hommes, à l’instigation de Le Luron –qui, l’année suivante, allait mourir du sida[1] –, entendaient moquer le sacrement, officiel et religieux celui-ci, entre le présentateur du journal de TF1, Yves Mourousi, et la jeune journaliste Véronique d’Alançon, en rupture avec une famille aux vertus militaires et traditionnelles.

          Pour expliquer le caractère spectaculaire de cette dénonciation, il faut dire que Mourousi jouait beaucoup de la culture gay. Le chanteur Alain Souchon[2] se souvient de sa gêne lorsque, au début de ses concerts en commun avec Laurent Voulzy, le journaliste lui avait demandé durant leur première interview : « Lequel apporte le petit déjeuner à l’autre ? » Depuis, les deux compères se sont faits à l’idée que, pour une partie du public, deux hommes ne peuvent être amis dans la vie et complices dans le métier sans passer par la case « baise ». En évoquant leurs tournées de festival en festival, Souchon l’admet avec un fatalisme amusé : « Sur 50 000 personnes, il y en a bien deux ou trois qui sont venues en se disant : “On va voir ce que font ces deux pédés…” Il y a un petit enjeu à chaque fois. Des tas de gens pensent qu’on couche ensemble. » Pourtant, comme l’a relevé Jean-François Revel : « Il existe une amitié-passion comme il existe un amour-passion. N’en déplaise aux brocanteurs de la pacotille psychanalytique, cette amitié entre personnes du même sexe n’a rien de sexuel, et cependant cela est bien ou cela peut être une passion[3]. »

      Seulement, Yves Mourousi ne se bornait pas à jouer avec des références connotées. Il était bel et bien une star du gay Paris et un habitué des bars homo de la capitale. Des années durant, la presse people hebdomadaire avait consacré des unes à ses prochaines fiançailles avec la chanteuse Mireille Mathieu. Le filon avait fini par se tarir. Il fallait trouver autre chose pour continuer à trôner sur les couvertures. Mourousi avait médiatisé au maximum son mariage en le faisant célébrer à Nîmes en pleine féria et en prenant comme témoins Dominique Baudis et Bernard Tapie. Déjà une forme de post-vérité en quelque sorte. Le Luron voulait faire tomber les masques avec cette caricature de mariage.

       Ce n’est là qu’un exemple de la manière dont la culture gay s’est souvent affirmée et exprimée en détournant la symbolique culturelle dominante, en particulier religieuse. Et cela depuis des siècles, depuis que la parole publique s’est trouvée libérée par le processus révolutionnaire. En 1790, la même année que le pamphlet parodique déjà évoqué Les Enfans de Sodome à l’Assemblée nationale[4], paraissait Le Bordel apostolique[5], pendant tout aussi sodomite destiné à un monde ecclésiastique soumis à la constitution civile du clergé et qui venait de voir ses biens confisqués par l’Assemblée. Chacun attendait avec anxiété la réaction papale, le bref que devait publier le Saint-Siège. Pour meubler, l’auteur anonyme met en scène, en termes très crus, des personnages de l’époque. « Ils n’ont plus les moyens d’entretenir leurs maîtresses, résume Patrick Cardon qui a élaboré l’appareil critique, et requièrent du Saint Père un bref qui leur permettrait de se satisfaire entre eux. Le pape y consent à condition d’en avoir la meilleure part, mais bientôt l’abbé Maury rétablit l’ordre “naturel”. »

   Opposer l’érotique et le religieux est une manière de dénoncer la pensée conservatrice de l’Église. Ce qu’osa Federico García Lorca avec Les Amours de don Perlimplín avec Bélise en son jardin, dans un genre qui passerait aujourd’hui pour une forme de comédie musicale, mais que l’auteur avait qualifié d’aleluya erótico en référence aux estampes ornées d’un distique et ponctuées d’un « alléluia » distribuées dans les églises. Par la suite, il suffit de se reporter au théâtre de Genet pour assister à une réappropriation des rites liturgiques dans une volonté revendiquée de profanation. L’homosexualité affichée de ces auteurs ajoutait, aux yeux du clergé, une touche satanique à leur démarche iconoclaste. L’Église et ses fidèles ne pouvaient avoir oublié cet affrontement constant lorsque s’est profilé le mariage pour tous.

       Ces rappels illustrent à quel point le terme mariage est porteur de références qui vont au-delà du cadre légal qu’il procure à deux individus. D’autant que cette culture gay prenant le religieux comme cible a essaimé, en particulier à travers l’univers de la mode et la publicité. Au point que le Vatican s’est ému des campagnes de la firme Benetton[6].

       La question politique devient de savoir s’il convient de régler le problème juridique auquel se heurtent les couples de même sexe, ce qui constitue une revendication des plus légitimes, ou si on s’attaque à la symbolique sociale et religieuse du mariage. Michel m’a appris et donné l’exemple du fait que « le plus intelligent des deux est celui qui fait le premier pas ». Tout auréolé qu’il soit de son « art de la synthèse », François Hollande n’a pas perçu l’enjeu et n’a pas su effectuer ce pas. Ce que je reproche à ses équipes, c’est d’avoir conservé une vision politicienne en satisfaisant une clientèle catégorielle, sans prendre la mesure des forces qu’elles risquaient de déchaîner. Elles n’ont rien anticipé et, pensant régler le premier cas, elles se sont trouvées contraintes de gérer le second.

    Car le spectacle offert, à Montpellier, par le premier couple d’hommes à avoir bénéficié du mariage pour tous n’était pas sans évoquer, à front renversé et de manière involontaire, les outrances de Coluche et Thierry Le Luron. Les opposants auront participé, par leurs manifestations hostiles, au côté provocateur du spectacle. Les unions suivantes ont persévéré dans cette voie involontairement parodique : un code vestimentaire incluant la récupération du blanc[7], la bise en public et une gestuelle étaient reproduits, de manière mimétique, à la limite du grotesque, dans le souci affirmé de singer les mariages hétérosexuels les plus traditionnels, comme s’il devait en résulter une sorte de gage de respectabilité pour les gays. Un « à la manière de », un peu comme les lettres d’amour de François Mitterrand à Anne Pingeot. Pour les premiers mariés il s’agissait d’une proclamation, d’une performance à connotation politique, l’un des deux hommes étant un responsable LGBT[8]. La déclinaison de ce cérémonial a par la suite sonné faux. Cela ne pouvait que heurter et blesser les personnes qui associent mariage et sacré, faire ricaner la plupart des autres.


Notes :

[1] Coluche étant décédé peu avant dans un accident de la route. Jusqu’en 2013, la mort de Le Luron était officiellement attribuée au cancer. Sa sœur aînée, Martine Simon-Le Luron, a enterré le secret de Polichinelle dans un ouvrage La Vie est si courte après tout, J.C. Lattès.

[2] Paris-Match, 12 décembre 2016.

[3] Op. cit.

[4] Cf. post 32, Outil de répression, https://blogaylavie.com/2017/11/05/32-outil-de-repression/

[5] Présentation et notes Patrick Cardon, éd. GKC Question de genre, 2007. La publication reprend Bordel apostolique institué par Pie VI, pape, en faveur du clergé de France, De l’Imprimerie de l’Abbé Grosier, ci-devant foi-difant Jéfuite. En ouverture, une estampe illustre la scène suivante : « Le saint père est placé sur les marches d’un trône, entre deux Acolytes, dont l’un, à droite, porte sa crosse. Les Cardinaux français, de Rohan & de Bernis, à genoux, soutiennent une patène, sur laquelle sont appuyées les couilles du Saint Pontife, qui tient son vit à la main, & donne avec, la bénédiction à tous les Cardinaux, Prélats français, aux Abbés, Prieurs, Moines, Prêtres séculiers, prosternés. On sait que par leurs ardeurs lascives les Cardinaux de Rohan & de Bernis, méritaient l’honneur de manier, de chatouiller les couilles bénites du Saint Père. » Les raffinements prévus pour Pie VI ne sont pas sans rappeler ceux dont, à en croire Suétone, bénéficiait Tibère dans sa piscine de Capri. Il faisait soulever ses couilles, pendant qu’il nageait, par de jeunes esclaves afin qu’elles se trouvent en apesanteur. Les pontifes romains sont des esthètes sophistiqués. Afin de donner une idée du ton employé au fil du texte, cet extrait ad usum delphini permet un aperçu : « Cardinal de Loménie : Comme je ne suis point vigoureux, que j’ai le vit flasque, & qu’il ne me reste que le bras de bon, je peux vous rendre le service de vous foutre le fouet, bien entendu que vous me le foutrez à votre tour. Cardinal de la Rochefoucault : Volontiers : déboutonnez ma culotte, chatouillez-moi les couilles, & prenez des verges. Je vais vous faire la même cérémonie. (Ils se déculottent tous les deux). C’est à nous à donner l’exemple au clergé, foutons-nous le fouet, d’autres nous enculeront. »

[6] Voir un exemple sur  https://www.facebook.com/pfisterthierry la page Facebook qui accompagne et illustre ce blog.

[7] Lequel, de règle durant l’Antiquité, n’est redevenu la référence qu’au XIXe siècle pour symboliser pureté, innocence et virginité.

[8] Il a présenté sa candidature lors des élections législatives de 2017.

 

 

 

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Paris-Match Mourousi

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