Outre les pseudo-humoristes qui ne voient dans les personnes homosexuelles que des « folles », prétextes à une ironie graveleuse, l’acceptation sociale d’une sexualité minoritaire est loin d’être acquise. Elle n’est tolérée qu’à condition de se conformer, dans ses expressions, à l’image que l’Autre, le majoritaire, s’en est forgée et cautionne. #RescapesdelEspece

S’il est de bon ton dans nos sociétés occidentales policées de s’afficher gay friendly, il est demandé en retour aux dits gays de ne pas trop s’afficher. La plateforme Youtube a été mise en cause en raison de sa gestion des vidéos LGBT. Des youtubeurs se sont émus, en mars 2017, de la disparition de leurs vidéos au sein du « mode restreint » de Youtube qui est prévu pour filtrer les contenus « susceptibles de choquer ». Or ces vidéos n’avaient rien de sexuel, mais traitaient soit de coming out, soit de mariage entre personnes de même sexe. Enquête faite[1], il apparaît que ce sont les signalements des usagers qui provoquent ces formes de censure sans même, souvent, que les gestionnaires de la plate-forme aient visionné le sujet contesté. Là encore, les stéréotypes dominants d’une part et les actions de lobbying de groupes militants d’autre part contribuent à manipuler ces outils de communication.
Les hommes politiques aussi. Lorsqu’une partie de ses soutiens avait dénoncé la campagne d’affiches invitant les gays à utiliser des préservatifs, François Fillon avait montré ses fragilités face à ce type de pression. Il avait expliqué n’être « pas sûr que la campagne soit d’une extrême habileté ». Interrogé sur les élus de son parti qui avaient pris des arrêtés d’interdiction de cet affichage, il avait répondu que, pour sa part, il ne l’aurait pas fait mais qu’il pouvait comprendre « que des maires puissent être choqués ». Ce n’est plus seulement le propos d’un « mignon » du catholicisme mais une illustration de l’efficacité de sa formation chez les jésuites en dépit du manque d’implication de l’élève.
Le sexe demeure, chez les catholiques, un tabou. L’historien Philippe Levillain, qui a dirigé le Dictionnaire historique de la papauté[2], a noté : « Le sexe a toujours été un grave problème dans l’Église. Un tabou quant à l’emploi du mot, et un tabou quant aux dérives que le sexe pourrait susciter dans une société frappée par le célibat, la partition entre hommes et femmes et l’éducation des enfants par des aînés religieux[3]. » Cette situation peut se comprendre, venant d’une religion qui a déifié un homme persuadé que sa mère était vierge et qui célèbre encore, deux mille ans plus tard, cette supposée virginité. Même en son sein un doute s’insinue. Une religieuse espagnole, Sœur Lucía Caram, a provoqué un scandale pour avoir déclaré à la télévision[4] : « Je crois que le sexe est un élément essentiel dans la vie d’une personne. C’est une belle manière d’exprimer l’amour. Si l’Église pense que le sexe est un sujet sale et honteux, pour moi c’est un bienfait. » Il est vrai qu’elle avait cru pouvoir ajouter, horresco referens, qu’il était possible que Marie et Joseph aient eu des relations sexuelles. Une pétition a aussitôt exigé qu’elle quitte les ordres, et elle a été la cible de menaces de mort. Des témoignages de la « charité chrétienne », sans doute.
À l’image de la hiérarchie catholique, les militants de Sens commun sont polarisés sur l’activité sexuelle en général et l’homosexualité en particulier. Une ardeur qui me fait penser à celle que déployait, dans l’Ohio, le membre de la Chambre des représentants Wesley Goodman. Ce Républicain de 33 ans, qui se qualifie de chrétien conservateur, combattait pour le rejet de l’Obamacare et pour le droit à la vie. Son épouse est responsable d’une organisation anti-avortement. Il milite pour la liberté religieuse. Il se battait, bien sûr, en faveur d’un « mariage naturel » — comme les lois du même nom – et plaidait sur son site en faveur des « familles saines, dynamiques, prospères et axées sur les valeurs » qui, selon lui, seraient « la source de la fière histoire de l’Ohio et la clé de la grandeur future de cet État ». Il n’a pu que démissionner et fermer son site en novembre 2017, après qu’il avait été surpris quelques mois auparavant en train de faire le bonobo avec un homme dans son bureau. Ce qui se nomme, dans la « langue de bois » américaine que nous avons importée, avoir « un comportement inapproprié ». Ce n’était pas son premier faux pas. En 2015, il avait été accusé d’avoir voulu abuser d’un jeune homme de 18 ans. En outre, sous pseudonyme, il expédiait des messages à connotation sexuelle à ses collègues conservateurs du Capitole, ce qui, semble-t-il, amusait les réseaux gays. Ils avaient percé à jour l’élu depuis longtemps.
En attendant que nos nouveaux inquisiteurs connaissent une aventure comparable, rien n’échappe à leur zèle. Depuis que la droite a repris le contrôle de la région Ile-de-France, ils fouillent, traquent et censurent. Le conseiller régional Arnaud Le Clere, vice-président de Sens commun, est à l’origine du retrait d’une brochure intitulée « La sexualité et nous » qui était diffusée auprès des lycéens par le centre régional d’information et de prévention du sida (Crips). Il lui reproche d’être « militante » alors que les responsables répondent qu’elle correspond aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les deux points d’accrochage portent sur la pornographie et l’homosexualité.
Sur le premier aspect le texte explique : « Dans la pornographie, c’est souvent la même chose : une femme (ou plusieurs) suce un homme, il la pénètre dans toutes les positions et finit par éjaculer sur son visage. En résumé, les femmes apparaissent comme des objets sexuels et les hommes comme tout-puissants. » Commentaire de l’élu de Sens commun : « Tout ce qui est sur le porno me pose problème. Bien sûr qu’il faut en parler, du porno. Beaucoup de jeunes en regardent alors que ce ne sont pas des relations respectueuses qui y sont représentées. La brochure est complaisante sur le sujet sous couvert d’infos sur la loi qui nous protège… Et puis on n’est pas obligé de parler aussi crûment. C’est beau, la sexualité[5]. » Sur ce dernier point il a raison. Il existe une autre manière de s’exprimer. Les auteurs auraient pu choisir une fleur, parler de son calice, évoquer son pistil… Foutaises.
Cachez ce porno que je ne saurais voir ! Tartuffe est parmi nous. Les membres de Sens commun ne devraient pas s’alarmer à ce point, le conditionnement social opère. Selon des chiffres diffusés à l’occasion de la Saint-Valentin 2017 par le site pornographique Pornhub, aux États-Unis, le trafic diminue de 17% après 18 heures ce jour-là, et autour de 21 heures 22% des femmes et 16% des hommes cessent de surfer. Dans le même temps, les mots love, passionate, romance, making love, massage deviennent les plus recherchés. Avec Valentine bien sûr ! Comme pour Noël, encore un effet de cette post-vérité dans laquelle nous baignons puisqu’il s’agit de célébrer, de manière déformée, les Lupercales[6] antiques. Ces fêtes de la fécondité correspondaient à la fin de l’année romaine, elles devinrent non pas la fête des couples mais celle des célibataires. Pour soutenir la démographie et fournir la future main-d’œuvre dans les champs, les jeunes filles bonnes à marier allaient se cacher en dehors du village et les célibataires partaient à leur recherche. Les couples qui se formaient étaient mariés dans l’année. Le principe des sites de rencontres n’est guère éloigné de ces pratiques. Les noces en moins.
Quant à l’homosexualité, l’autre sujet de « crispation » d’Arnaud Le Clere, sa position est tout aussi tranchée : « Il y a une façon de présenter le sujet qui n’est pas du tout objective. On dit qu’un couple peut être constitué de deux hommes, de deux femmes, voire encore d’un homme et d’une femme. C’est un biais. Et quand on lit cela, on ressent une certaine forme de militantisme. J’ai donné l’alerte. » Sur ce sujet, les animateurs de la Manif pour tous sont évidemment les meilleurs garants de l’objectivité ! En résumé, au nom de leur étrange conception de la démocratie et du christianisme, ces défenseurs autoproclamés de la morale publique ne tolèrent l’univers gay qu’à condition qu’il corresponde aux pratiques sociales qu’ils estiment acceptables. Je ne suis reçu au sein de leur communauté humaine que si je me conforme à la vision qu’ils se font de ma sexualité.
Le pape François, en recommandant au clergé italien de ne pas accepter d’homosexuels parmi les postulants à la prêtrise, ne se comporte pas de manière différente. Certes, à l’inverse des ordres monastiques, les prêtres catholiques ne s’engagent qu’au célibat. Or, dans nos sociétés, une vie affective et sexuelle peut sans difficulté se développer hors du cadre matrimonial. Le célibat sacerdotal, en revanche, implique abstinence et chasteté. Dès lors, comment justifier le refus des homosexuels au sein de la prêtrise ? Ils sublimeront, en théorie, leur sexualité de la même manière que les hétérosexuels. A quel titre justifier une discrimination ? L’Eglise entendrait-elle exercer un contrôle sur les pensées intimes de ses serviteurs, de ceux que saint Paul nommait les « intendants des mystères de Dieu » ?
Je conserve un vif souvenir de ma première découverte de la ville de Detroit, à l’été 1967. C’était à l’invitation du Département d’État, qui n’avait pas prévu que son programme se situerait au lendemain des émeutes, incendies, pillages qui avaient nécessité l’intervention des troupes fédérales. J’avais parcouru des rues dévastées, bordées de ruines noircies. La ville ne s’en est jamais remise. Au point qu’en 2012 un entrepreneur a proposé la création d’un parc d’attractions dans ce décor de fin d’un monde, dans le but d’exploiter les rues désertes et les bâtiments en ruine. Il s’agissait pour les visiteurs de survivre une nuit en territoire zombie. Lorsqu’il évoque ces événements dans Middlesex, l’écrivain Jeffrey Eugenides fait dire à des commerçants grecs qui craignent pour leur restaurant : « Nous étions prêts à accepter les Noirs. Nous n’avions pas de préjugés contre eux. Nous voulions les intégrer dans notre société si seulement ils agissaient normalement[7]. »
Comme pour ces Noirs de Detroit, le droit d’exister ne m’est octroyé que si je corresponds aux normes fixées par l’Autre. Cette altérité induit, aux yeux de mes censeurs, une hiérarchie. Il y avait naguère les « bons[8] » et les « méchants » Indiens, les « bons » et les « mauvais » nègres, il y a aujourd’hui, aux yeux du Très Saint Père, le « bon » et le « mauvais » prêtre selon la nature des images qui troublent parfois ses pensées. Il y a aussi, au sein de l’univers laïque, le « bon pédé » et le « pédé pervers », c’est-à-dire celui qui fornique. L’autre serait-il celui qui se marie ? Je laisse cette droite catholique face à ses contradictions.
Puisque l’être minoritaire est jugé à partir de sa capacité à correspondre aux valeurs sociales majoritaires, il est par essence inférieur. Nous sommes au cœur du schéma raciste. Comment s’étonner que certains partisans de la Manif pour tous, qui s’étaient mobilisés contre le projet de mariage entre personnes de même sexe que portait Christiane Taubira, aient pu se sentir libres de dénoncer la ministre, non pas en tant que personnage politique mais comme être humain, en brandissant des bananes ou en poussant des cris de singe ?
Notes :
[1] Voir notamment Le Figaro, 20 mars 2017.
[2] Fayard, 1994. Cf. aussi La Papauté foudroyée, la face cachée d’une renonciation, éd. Tallandier, 2015.
[3] L’Express, 29 juin 2017.
[4] Chester in love, 29 janvier 2017.
[5] L’Obs, 2 février 2017.
[6] Fête de purification qui se déroulait, à Rome, du 13 au 15 février dans la grotte du Lupercal, au pied du mont Palatin, là où la louve aurait allaité Remus et Romulus. Les prêtres de Faunus, les luperques, sacrifiaient un bouc. Le sacrificateur posait ensuite son couteau sur le front de deux jeunes hommes, seulement ceints d’une peau de bouc, qui riaient aux éclats et partaient en courant à travers la ville, munis de lanières taillées dans la peau du bouc sacrifié. Ils fouettaient les femmes rencontrées qui souhaitaient avoir un enfant dans l’année, afin de garantir leur fécondité.
[7] Souligné par l’auteur de Middlesex, op. cit.
[8] « Un bon Indien est un Indien mort », selon la formule prêtée au général Sheridan qui, après avoir commandé dans l’armée de l’Union durant la guerre de Sécession, s’est illustré par son comportement raciste durant les guerres indiennes.