La pandémie de sida est-elle une punition divine destinée à sanctionner le dérèglement des mœurs de tous ces soixante-huitards en goguette ? Certains l’affirment. Et si la réponse se trouvait inscrite dans le calendrier ? #RescapesdelEspece

La période d’incubation avant que les effets de la contamination ne commencent à se faire sentir est de l’ordre d’une décennie. Pendant une vingtaine d’années, qui correspondent à la période de liberté sexuelle intense ayant régné en Occident et à l’essor d’un tourisme de masse, le VIH a été diffusé sans que nul ne le sache. L’origine de la pandémie demeure non éclaircie. On a parlé d’un « patient zéro » qui aurait contaminé les États-Unis, terme popularisé par le journaliste Randy Shilts[1]. Il s’agirait d’un steward canadien gay, à la vie sexuelle débridée, Gaëtan Dugas.
Cette thèse a volé en éclats lors de la présentation, à Boston, à l’occasion d’une conférence consacrée aux rétrovirus et aux infections opportunistes, d’une étude génétique réalisée, à Tucson, par un biologiste moléculaire de l’université d’Arizona, Michaël Worobey. « Le VIH, écrit Valentine Arama[2], virus à ARN (une molécule biologique), mute à chaque fois qu’il se reproduit. En partant de ce postulat, il est possible de dresser un arbre phylogénétique et d’estimer le temps qui sépare plusieurs isolats viraux en fonction d’une sorte d’horloge moléculaire. » C’est ce qui a permis d’établir que le génome viral de Gaëtan Dugas datait de 1977, avec comme probable origine Haïti, alors que les contaminations ont débuté à New York dès 1970 et à San Francisco à partir de 1975.
Le singe vert d’Afrique – ou grivet, ou vervet – a été identifié comme la source de la contamination qui affecte l’espèce humaine. Il est l’hôte naturel du SIV (sigle anglais du virus de l’immunodéficience simienne) à l’origine du VIH. Il est possible que celui-ci ait connu une mutation permettant le franchissement du barrage des espèces. Un phénomène banal en matière infectieuse mais celui-ci, notamment en raison d’une transmission entre humains par voie sexuelle, a suscité des fantasmes multiples, à caractère souvent raciste.
On y retrouve l’analogie dressée, de Russie en France et réitérée avec son habituelle finesse par Jean-Claude Van Damme, entre couple homosexuel et relation avec un chien. Les mêmes se sont délectés à imaginer des accouplements entre des êtres humains « inférieurs » et des animaux. Une thèse avancée, par exemple, par Claude Cornilleau qui, après être passé par l’OAS et le Front national, a créé un parti nationaliste français et européen (PNFE) dans lequel sont venus militer des skinheads et qui, aujourd’hui, est proche des milieux suprémacistes blancs américains.
Entre le singe vert et l’homme l’échange s’est probablement effectué en Afrique centrale, dans une zone correspondant au Cameroun, au Gabon et à la République démocratique du Congo, soit que l’homme ait bu le sang de ces animaux, soit qu’il ait consommé de la viande de brousse mal cuite. Il est possible que cette étape décisive soit intervenue à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle. Le VIH se serait ensuite propagé parmi les hommes, sans doute dès les années 1930 mais dans une aire géographique trop limitée et marginale pour provoquer des soupçons.
Les intégristes, qui ont voulu voir la main de Dieu dans la pandémie à titre de punition en raison de la liberté des mœurs et du recours à l’IVG, devraient s’interroger sur ce calendrier. Des réponses plus précises concernant la chronologie risquent de se faire attendre car les recherches réalisées a posteriori par les historiens des épidémies ne peuvent porter que sur la population des pays développés, les seuls qui aient conservé des échantillons anciens. En Europe, nombre de ceux-ci se sont trouvés détruits lors de la seconde guerre mondiale. En conséquence, c’est sans surprise que le plus ancien décès attribué au VIH – il date de 1952 – concerne un Américain.
La maladie avait commencé à frapper alors qu’elle n’existait pas officiellement. Ses conséquences n’apparaissaient pas à l’observation directe. Les personnes infectées décédaient de maladies opportunistes. Elles mouraient de diarrhées, dysenterie ou tuberculose et nul n’y voyait mystère. Les outils techniques et les compétences scientifiques ne permettaient pas de concevoir l’existence de rétrovirus[3]. L’accélération des contaminations et le caractère de pandémie pris par l’infection ont correspondu au passage du VIH de l’Afrique au continent américain. Le chaînon décisif a été constitué par Haïti, touché dès le milieu des années 1960, puis, à partir des États-Unis, le VIH a gagné l’Europe. Tel est du moins le cheminement chronologique et géographique sur lequel les historiens des pandémies paraissent s’accorder à l’heure actuelle.
Notes :
[1] And The Band Played on : Politics, People, and the AIDS Epidemic, Griffin, 2007.
[2] Le Figaro, 9 mars 2016.
[3] « Les virus sont des agents infectieux qui se reproduisent dans le milieu intracellulaire d’une cellule hôte. Ils peuvent être classés en fonction de la nature de leur génome (ADN ou ARN). Les rétrovirus possèdent un ARN de haut poids moléculaire et sont caractérisés par la présence d’une enzyme (la transcriptase inverse) qui permet de transcrire l’ARN viral en ADN pro-viral. Cet ADN pro-viral peut ensuite s’intégrer dans le génome de la cellule hôte. Les virus de l’immunodéficience humaine (VIH-1 et -2) sont les rétrovirus les plus fréquents et les plus pathogènes puisqu’ils sont responsables de la survenue du sida. Les autres rétrovirus (Lentivirus, Onchovirus type HTLV) sont beaucoup plus rares. On sous-entend donc par médicaments antirétroviraux, ceux qui luttent contre l’infection par VIH. » (Faculté de médecine Pierre et Marie Curie, Pharmacologie, chapitre 21, sous-section « antiviraux »).