Bénéficier d’un accompagnateur pour assurer le suivi d’une personne malade, invalide, dépendante, constitue pour la société une solution idéale. Elle offre aux budgets sociaux un poumon d’oxygène. Et évite en effet de coûteuses prises en charge collectives. Pour le confort moral de l’accompagné c’est aussi, en règle générale, la moins mauvaise réponse. Pour l’accompagnateur, en revanche, la démarche ressemble souvent à un chemin de croix. #RescapesdelEspece

Dès que je l’avais vu, attablé dans la cuisine, je savais qu’inéluctablement il finirait entre les bras de Michel. Il possède la beauté mate et l’absence de virilité qui convenaient. Miguel l’avait réceptionné dans le cadre du Comede. Il l’avait pris sous son aile. Ce jeune Tunisien le considérait, en retour, comme « son grand frère chéri », si j’en crois les termes du mot qu’il a laissé sur le cahier de condoléances. Il était, évidemment, dans une situation administrative qu’il faudrait mettre à jour. Ce qui ne s’annonçait pas simple. Sans ressources, il bénéficiait d’un soutien familial minimal en France, de quoi tenir mais insuffisant pour régulariser sa situation et parvenir à se projeter dans l’avenir.
Si j’avais prévu sans peine la première étape, je ne pouvais imaginer ni la place qu’il allait prendre ni le rôle qu’il allait jouer après le décès de Miguel. J’imaginais que Michel allait renouer avec ses épisodiques et fugitifs visiteurs d’avant la venue de Miguel. Je ne mesurais pas les conséquences qu’allaient avoir l’isolement provoqué par la maladie, la réduction du cercle intime à sa plus simple expression, le voisinage permanent avec un même interlocuteur.
Je ne nommerai pas ce jeune Tunisien, non par dédain car je n’en éprouve aucun, je lui suis au contraire sincèrement reconnaissant des sentiments qu’il a partagés avec Michel comme du soutien qu’il lui a apporté dans les dernières années de sa vie, avec douceur et tendresse. Je m’abstiens simplement par prudence. Notre ultime rencontre ayant été ponctuée de menaces de sa part, je prends en compte cette dimension et ne souhaite pas mobiliser, une fois de plus, Me Christophe Bigot pour qu’il m’accompagne au Palais de justice de Paris. Je préfère poursuivre avec lui notre concours permanent à qui découvrira le plus gros baba.
La santé de Michel, durant les années 1990, ne s’est pas dégradée de manière continue mais par saccades. Une crise était suivie d’une rémission. Il paraissait remonter la pente sans jamais retrouver le niveau précédent. Puis une nouvelle crise survenait, et ainsi de suite. Il descendait l’escalier de manière inexorable, même s’il dégringolait soudain cinq marches puis parvenait à en gravir deux. À une époque, son équilibre psychique s’était tellement détérioré qu’il barbouillait ses livres d’art et qu’il avait mis le feu – heureusement sans conséquence – dans la cuisine.
Avec l’accord de ses parents, j’avais entamé les démarches en vue de le placer sous curatelle. À la lecture du rapport d’expertise, le juge du IXe arrondissement, puisque nous demeurions rue Richer, ne fit aucune difficulté. « Vous êtes honorablement connu », se borna-t-il à commenter à mon intention en validant mon statut de tuteur. Il n’était plus possible de laisser Michel sortir seul, non seulement en raison de son équilibre précaire, mais surtout car, même en ne faisant que le tour du pâté de maisons, il n’était plus capable de retrouver son chemin.
Nos chambres étaient séparées par une salle d’eau et j’avais pris l’habitude de laisser les portes ouvertes et de me coucher de façon à percevoir les bruits ou mouvements suspects. La tension nerveuse, les nuits hachées, j’étais épuisé. J’ai été brutalement sorti du sommeil profond dans lequel j’avais sombré. Il était plus de trois heures du matin et Michel était debout, habillé de pied en cap, chapeau sur la tête et canne à la main. Hébété, je me suis levé pour tenter de comprendre ce qui se passait à nouveau.
– J’ai rendez-vous.
– Mais tu as vu l’heure ?
– Je dois aller à Nice.
Il tentait d’ouvrir la porte d’entrée que, après de précédents incidents, je tenais close en conservant les clés.
J’imagine que, dans son esprit embrumé, derrière le nom de Nice il y avait la galerie de son ami Antonio Sapone. Je n’avais pas le loisir de tirer ce point au clair car il exigeait que je lui ouvre et, comme je ne m’exécutais pas, il se mit à hurler. En pleine nuit. Mes demandes de silence ne suscitaient que de nouveaux hurlements. Désemparé, perdant le contrôle, j’ai levé la main et je l’ai giflé. Jamais, au grand jamais, la moindre violence n’avait existé entre nous. Nous avions connu des désaccords, eu des disputes, mais c’était tout. Nous fûmes aussi stupéfaits l’un que l’autre. Je me suis aussitôt excusé, redoutant les effets de ma réaction physique. Au moins, il s’était tu. J’ai renouvelé mes excuses, en bafouillant. J’étais contrit et angoissé par ce que risquait d’être son comportement. La crise était terminée. Il s’est laissé reconduire à sa chambre. Je l’ai aidé à se déshabiller. L’incident était clos. J’étais lessivé.
Puisque je ne pouvais plus faire face seul, veiller la nuit et travailler le jour, puisqu’il fallait assurer une présence continue en raison des risques de dérapage, la présence de l’ami tunisien m’était précieuse. Il assurait une surveillance et apportait la note de complicité affective qu’aucun garde-malade professionnel n’aurait pu fournir. Je l’ai salarié afin qu’il bénéficie d’un statut. Nous étions à nouveau trois, mais nous n’étions plus un trio.
Une des formes du délire dans lequel sombrait Michel portait sur l’argent. Il griffonnait des chiffres astronomiques sur des bouts de papier et les donnait à la femme de ménage comme s’il s’agissait d’un chèque. Ou alors il commençait une liste de sa collection d’œuvres picturales, à chaque fois dans un nouveau carnet, en mettant en marge des chiffres fantaisistes. Lui qui durant sa vie active ne s’était jamais soucié d’argent, semblait soudain se polariser sur cet aspect. À ses côtés, le Tunisien en bavait d’envie. Ils passaient leurs journées ensemble et leurs bavardages englobaient cette dimension financière mythique. Le compagnon des jours et souvent des nuits puisait dans les rêves éveillés d’un homme à la dérive des ambitions concernant son propre avenir, sans percevoir l’illusoire de cette situation. Ce n’était pas, en toute hypothèse, la marque d’une générosité du cœur. Il nourrissait un projet de substitution, d’éviction, à l’image du coucou qui s’empare d’un nid. La précarité matérielle peut conduire à une forme d’aveuglement. Je le conçois.
Ce qui me troublait le plus était d’entendre les propos d’une fraction de notre entourage. Après la visite au malade, j’avais droit à leurs compliments. J’écoutais s’élever les louanges sur la chance que nous avions d’avoir trouvé, avec notre accompagnateur tunisien, un garçon si dévoué, doux, charmant. Rien dans ces propos n’étant erroné, j’acquiesçais. Pour autant, le nouveau venu effectuait des choix dont je n’éprouvais nulle peine à décrypter la logique : il cherchait à s’installer en me marginalisant. C’était audacieux et inconscient.
D’abord d’un point de vue matériel puisque j’étais l’interlocuteur dans le contrat de garde-malade dont il bénéficiait et qui lui permettait de justifier d’un revenu. Ensuite, j’aurais pu lui être utile, ne serait-ce que pour régulariser une situation légale disons précaire. Comme rien ne m’était demandé, j’ai assisté en spectateur à leurs tentatives administratives. Ils avaient appelé Esther Topiol en renfort. Elle gérait la galerie Jaquester, créée avec son mari à la fin des années 1950 et dont Michel fut, dans les années 1980-90, le conseiller artistique. Elle les épaulait, mais ce n’étaient pas les bouquets de fleurs qu’elle faisait livrer au fonctionnaire en charge qui risquaient de faire évoluer la situation. Quand l’impasse a été flagrante, j’ai fait en sorte de décoincer la situation. J’espérais que la leçon porterait ses fruits. Il n’en a rien été.
Le compagnon garde-malade était couvert de cadeaux, dont j’ignore à quel point ils étaient spontanés. Des objets, des toiles, disparaissaient sans aucune logique. Je suivais du coin de l’œil en m’interdisant d’interférer. Je n’étais pas le gardien du trésor, le vigile de service. Un petit singe en bois a manqué un jour à l’appel. Je voyais en lui un bonobo et, sous cette appellation, il était devenu notre mascotte avant de perdre son rayonnement. Il avait été acheté par Miguel à Salta, une année que nous avions fêté mon anniversaire dans les Andes argentines. Il migra, lui aussi, bien qu’il m’ait été offert en cadeau. Ce n’était pas sa valeur qui me faisait réagir mais au contraire le caractère dérisoire de cette réattribution qui me concernait de manière directe. Michel me répondit qu’il allait le récupérer. Rien ne se produisit. Peut-être n’a-t-il jamais abordé le sujet avec l’intéressé car il vivait heure par heure, oubliant parfois un jour les événements de la veille.
Nous nous enfoncions dans une voie sans issue. Pour les trois. Michel n’était plus en état d’en prendre conscience et son accompagnateur ne pouvait l’entendre puisque mes mises en garde concernant leurs chimères sonnaient à ses oreilles comme une volonté d’appropriation qu’il jugeait abusive. Je confirmais mon statut de gêneur. Il instrumentalisait celui qu’il prétendait servir, comme Marie-Christine Hallier a pu dire du secrétaire algérien de Jean-Edern qu’il « était diabolique[1] ». Le Tunisien ne parvenait pas à comprendre qu’en prenant place dans le nid, il pouvait ajouter mais non retrancher. Vouloir nous séparer était peine perdue « parce que c’était lui, parce que c’était moi[2] ».
Notes :
[1] Cité par Jean-Claude Lamy, Jean-Edern Hallier l’idiot insaisissable, Albin Michel, 2016.
[2] Essais de M. de Montaigne. Célèbre maxime concernant la relation entre Michel de Montaigne et Étienne de La Boétie entre 1558 et 1563.