213 – Écouter son corps

Essayez d’imaginer Mother man dans le rôle de Lady Macbeth. Je vous laisse vous débrouiller avec les questions de genre ainsi soulevées. C’est un sujet au demeurant annexe. Le centre du débat est constitué par le retour de la parole. Faut-il dire ou cacher ? « À quoi bon redouter qu’on le sache ? » #RescapesdelEspece

213
What’s on Skye

              Les écoutes sont multiples. Écouter l’autre n’interdit pas de s’écouter soi-même. Mieux vaut ne pas s’écouter parler, en revanche écouter son corps est indispensable. Après le décès de Miguel, alors que la santé de Michel s’était déjà dégradée, un matin en me rasant je ne pensais pas à la présidence de la République. Nous sommes quelques rares spécimens de cette nature. Des exceptions. J’observais, avec plus d’acuité que les jours précédents, cette rougeur au bout de mon nez. Il n’était plus permis de douter, il s’agissait d’une tache. Je n’avais plus qu’à jouer les Lady Macbeth : « Va-t’en, tache damnée ! Va-t’en, dis-je… Une ! deux ! Alors il est temps de faire la chose !… L’enfer est sombre ! Fi ! monseigneur, fi ! un soldat avoir peur !… À quoi bon redouter qu’on le sache, quand nul ne pourra demander de comptes à notre autorité[1]? » Car, cette fois, pas question de la dissimuler comme je le faisais si aisément pour celles qui se situaient sur le torse et les bras.

              Si je comptais bien, nous devions en être à cinq. Elles étaient mesurées, photographiées, répertoriées dans mon dossier à chaque visite à Tarnier. Le sarcome de Kaposi[2] étendait son emprise. Outre le nez, je m’inquiétais aussi de la joue droite, sous la pommette. Je soupçonnais une ombre. Vaste, si vaste. Si mes craintes étaient fondées, j’allais devoir opter pour une de ces barbes taillées court qui sont devenues à la mode. Tant pis pour la blancheur du poil.

              Je ne m’aime pas barbu. Les rares expériences tentées naguère, durant des vacances, n’avaient jamais survécu plus d’une quinzaine de jours. À la guerre comme à la guerre. Durant ces années, je ne m’aimais plus du tout, alors barbu ou pas… Seulement, comme Stendhal le fait dire à Julien Sorel : « Que me restera-t-il si je me méprise moi-même ? J’ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer. Maintenant je vis au jour le jour. Mais je me ferais fort malheureux si je me livrais à quelque lâcheté. » Quand, comme moi, on ne sait pas mentir, non par honnêteté mais par incapacité à tenir le rôle sans se troubler et se trahir, mieux vaut, lorsqu’on souhaite dissimuler le réel, raconter des pans de vérité. La confidence d’un peu d’intimité évite la curiosité intempestive, elle oriente vers des pistes balisées et épargne la découverte des abysses.

              Je souhaitais retarder le plus possible le moment où il me faudrait expliquer un changement d’apparence. J’imaginais me justifier en paraissant assumer un choix, être le premier à en plaisanter et à en rire. Bref, détourner l’attention en affichant soi-disant un style. Faire de cette nouvelle apparence un sujet de complicité boutiquière. Jouer la folle pour détourner l’attention. Sur ce point, l’équipe médicale de Tarnier avait été formelle : nous devions de manière prioritaire nous préserver, c’est-à-dire taire notre statut médical. Pour la lésion sur le bout du nez, j’ai choisi en définitive de la justifier en prétendant m’être brûlé en rallumant un joint. La transgression du cannabis a produit l’effet escompté et polarisé l’attention. Les gens, contrairement à la légende, ne sont pas si curieux.


Notes :

[1] Macbeth, William Shakespeare, scène XIX (traduction François-Victor Hugo).

[2] Tumeur de type cancéreux qui porte le nom d’un dermatologue hongrois, Moritz Kaposi, et correspond à une infection par l’herpès virus humain type 8 (HHV8). Endémique en Afrique où la transmission s’effectue surtout entre enfants ou de la mère à l’enfant, il se développe chez les personnes immunodéprimées et touche, en Europe et aux États-Unis, surtout les homosexuels masculins.

 

 

Votre commentaire

Choisissez une méthode de connexion pour poster votre commentaire:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s