218 – Abstention

Jacques Brel l’a chanté, sur l’archipel des Marquises le temps s’immobilise. Pourquoi ne pas profiter de cet arrêt pour laisser la vie entière en suspension, jusqu’à ce qu’enfin tout s’arrête vraiment ? #RescapesdelEspece

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La mer ce grand sculpteur, œuvre de Jean-Michel Folon (1997), Knokke-le-Zoutte.

              Quand est venue l’heure où j’ai pu, seul, dire adieu à Michel selon mon propre rite, sous une forme qu’il aurait pu comprendre et qui l’aurait sans doute touché, d’autres pensées se sont réactivées. Pour effectuer ce lent voyage de crique en crique le long des îles Marquises j’avais négocié avec mon médecin l’interruption du traitement. Il m’aurait fallu, sinon, obtenir de la Sécurité sociale une dérogation pour bénéficier d’une avance de médicaments. Je ne m’en sentais pas l’énergie.

           J’avais, en vérité, extorqué cette autorisation. Jean Deleuze, le médecin de Tarnier, nous connaissait, nous voyait et nous suivait depuis des années. Il se trouvait contraint sinon de bénir mon comportement, du moins de le tolérer, sachant ne pouvoir l’éviter. L’art de la clinique repose sur l’écoute. Son patron, Jean-Paul Escande, dont j’étais devenu l’un des éditeurs, est intarissable sur le sujet. D’ailleurs, sur quoi n’est-il pas intarissable ? Livres, radios, médias divers, tout lui était bon pour pousser ses coups de gueule, ce qui ne réjouissait ni les autorités de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), ni une fraction non négligeable de ses « chers collègues ».

              Cet ancien élève du professeur Marc Gentilini se reconnaît surtout pour maître René Dubos, le découvreur des antibiotiques, qui travaillait depuis les années 1930 à l’institut Rockefeller. Il l’avait rencontré lors d’un congrès et en a fait sa référence suprême, ce qui l’a conduit à se déporter par rapport au cadre et aux références traditionnelles d’une médecine qu’il juge mandarinale. Il a voulu exercer une médecine de rupture, au sens où l’avocat Jacques Vergès pratiquait une défense de rupture, c’est-à-dire une forme de dénonciation de la connivence ambiante. Certains nomment cette réalité « le système », sans percevoir, ou du moins sans admettre, qu’ils en constituent l’un des rouages. Ce positionnement théorique ne l’empêchait pas de défendre bec et ongles ses acquis et, par exemple, son hôpital de jour[1]. Entre pulsion révolutionnaire et conservatisme terrien enraciné, les Français oscillent sans cesse. Comment s’étonner qu’avec son patronyme le professeur Escande[2] ait ripé de la clinique à la scène ? Sur celle du théâtre des Deux-Ânes, il a prétendu animer une école populaire de médecine.

            Ce voyage d’adieu au cœur de la Polynésie la plus oubliée, loin des raerae[3] de Papeete, dans la Polynésie de Gauguin et de Brel, là où « le temps s’immobilise[4] », m’offrait l’occasion de jouer, une fois de plus, avec le fantasme du compte à rebours. Seul maître de son lancement, j’en serais l’unique spectateur. Agir en ne faisant rien, partir grâce à une simple abstention, témoigne d’un petit côté rusé et discret qui n’était pas sans me séduire. J’avais imaginé l’instant de cette décision. Étendu sur mon lit, je regarderais l’heure habituelle s’afficher au radio-réveil sans réagir. Fallait-il envisager un cérémonial ? Aucun ne me venait à l’esprit. L’obscurité s’installerait sans que je parvienne à prendre la moindre décision, sauf l’essentielle. Incapable de sortir dîner ou de me déshabiller pour me coucher, je vivrais un temps en effet immobile. Il serait suspendu. Comme le traitement. En cumulant ainsi des non-décisions, j’en prendrais une : vitale.

         Depuis que j’entends brandir une pseudo-« loi naturelle » par ceux qui condamnent ma sexualité, mais aussi le recours à l’euthanasie, la pratique de l’interruption de grossesse… en m’abstenant de médication je reviendrais dans les clous. Je laisserais faire la nature, sans prétendre contrarier son cours. À terme. Técla avait perçu, au moins en partie, ce vertige et c’est ce qui explique sa confidence, au retour, lorsqu’elle m’avait confié avoir eu peur de ne jamais me revoir.

          Dans l’immédiat, en passant à l’acte je ne jouerais qu’à me faire peur. Est-il envisageable de se suicider sur des mois, voire des années ? Plus rien à voir avec les aléas de la roulette russe, avec la soudaineté du geste unique qui, s’il est réussi, met un terme brutal à l’épreuve. Est-il possible de mobiliser les ressources morales nécessaires pour tenir le cap, de résister à la tentation des fusées de détresse et des canots de sauvetage ? Le processus se résumerait à une absence, à un vide. Ne serait l’enjeu, le nouveau quotidien deviendrait festif, avec comme un air de vacances. Oubliée la bête.

           Je ne ressentais rien mais je savais ce qui se jouait au sein de mon organisme depuis qu’il était sevré des drogues de la thérapie. À mon retour, les analyses ont confirmé l’enjeu : les valeurs, jusqu’alors indétectables, étaient redevenues mesurables. La bête était repartie à l’assaut, regagnant pied à pied le terrain cédé. Les traitements ressemblent à une guerre de tranchées dans laquelle les ganglions servent de refuges à l’assaillant. Puisque j’avais cessé de pilonner ses lignes, il était ressorti des abris dans lesquels il s’était tapi en attendant son heure. Je lui avais rouvert la voie. Mort dans ma tête après le départ de celui qui avait donné un contenu à mon existence, je n’étais qu’un zombie. Pourquoi ne pas laisser le corps suivre ? Pourquoi ne pas faire correspondre l’état-civil et le réel, en épargnant à mes contemporains le voisinage d’un fantôme en quête de sang frais ?

              Non que je souhaite dépecer, saigner, détruire. Au contraire, je n’aspire qu’à des bras protecteurs, une épaule accueillante, des lèvres complices. Des corps nombreux s’offrent en havre, il en est qui se louent et parfois se vendent. L’offre m’en a été maintes fois proposée. Pourquoi faut-il que je ne puisse en profiter ? Pourquoi sans amour ni tendresse ma verge ne parvient-elle plus à se dresser ? Des décennies durant j’avais respecté la règle, déconnecté ces deux univers : les sentiments d’un côté, le sexe de l’autre. J’imaginais possible de continuer : le sexe sans les sentiments. Voici que le sexe me trahissait. « Cœur en déroute et la bite sous le bras[5]. » Ne m’avait-il pas fait défaut depuis longtemps ? Un homme qui ne sait pas danser sait-il baiser ? L’exercice réclame une maîtrise de cette carcasse. Éjaculer pour se reproduire sans doute, mais faire en sorte que deux corps communient, c’est une autre aventure. Il y eu peu de soirs où je fus argentin. Il a souvent plu sur Knokke-le-Zoute.

           Je souhaite épancher mon âme, si j’en possède une. Je ne partage pas, en ce domaine, les certitudes de l’interlocutrice de François Cheng. Je me pose moins de questions sur la dimension française de cette entité qui est supposée m’appartenir depuis qu’Emmanuel Macron, en marche vers l’Élysée, a déclaré que le vin « c’est l’âme française[6] ». Le nouveau président avait affuté par avance les arguments qui lui permettraient de justifier que le pouvoir enivre. Sur l’aspect vinicole, je suis pourvu. Mon environnement en témoigne. Il n’y a pas débat. La dimension métaphysique demeure en suspens. Ce qui est sûr, c’est que, sans les béquilles de la tendre complicité, la vie m’est insupportable. Je n’ai jamais su goûter au réel par moi-même. Toujours je me suis nourri de l’appétit des autres, réjoui de leurs joies, satisfait de leurs ambitions. Je ne vis que par procuration. Si je continue de voyager, c’est grâce à un compagnon d’équipées dont les désirs me servent d’aiguillon, et les émerveillements font ma joie. J’étais fait pour n’être qu’un conseiller, une doublure, un « nègre » d’écriture. Peut-être un éditeur.

         C’est ce qu’avait exprimé, à sa manière, Pierre Fédida lorsque je racontais les promenades de mon enfance, qui suivaient le traditionnel déjeuner dominical au restaurant. À demi assoupis dans la voiture, Bruno et moi attendions, non sans lassitude, la fin du périple. Sur la banquette arrière, je laissais mon regard errer et je m’imaginais expliquant à Louis XIV ce que je voyais et qu’il ne pouvait pas concevoir. « Déjà conseiller », avait ponctué le psychanalyste.

            Un jour que nous travaillions dans son bureau de Matignon sur un sujet complexe, lors d’une pause Pierre Mauroy m’avait regardé. Il avait murmuré, ce qui dans sa bouche était un compliment : « Tu mériterais d’être ministre ». J’imagine qu’il ajoutait in petto « mais jamais Mitterrand n’acceptera ». Il n’y avait pas lieu de relever le propos. Pour ma part, je pensais : « Je suis plus à ma place ici. » Pareil projet ne cadrait pas avec mes ambitions. Depuis que je les voyais à l’œuvre, comme observateur puis comme acteur, la situation de la plupart des ministres, les trois quarts, me semblait pitoyable. De simples figurants, sans administration ni budget, dépourvus en conséquence de pouvoir et contraints, pour les plus habiles, à n’exister que grâce aux effets d’annonce, aux prises de distance politiciennes et autres techniques de communication. La plupart demeuraient acratopèges. Jeune journaliste, j’avais ressenti, en fréquentant le Palais Bourbon et en suivant les séances de l’Assemblée nationale, la même déception face à la réalité du travail de député : ingrat et fastidieux. Certains s’attachent à bâtir des carrières, d’autres s’efforcent de s’inventer une vie.

              Après l’équipée des Marquises, le vertige a pris fin. L’illusion de la perte dans un monde inconnu, que je ne cesse de caresser sous des formes oniriques mais dans laquelle je refuse de pénétrer lorsque l’occasion se présente, s’est évanouie. De retour à Paris, j’ai réendossé le joug médical, retrouvé les astreintes des comprimés à préparer, à glisser dans sa poche. Revenir dans la vie comme si de rien n’était, comme si la mort, chaque jour, ne se rappelait pas à mon bon souvenir. Comme pour le bœuf qui doit bander ses muscles afin d’ébranler le char à l’arrêt, le choc initial de reprise a été rude. Plus que je l’aurais imaginé. D’autant qu’après le sevrage mon organisme m’a imposé en accéléré les effets secondaires des débuts de traitement : tournis, suées, nausées, diarrhées… Brave petit patient, discipliné et stoïque. J’ai haussé les épaules, recalé le fardeau et feint de l’oublier. Cahin-caha j’ai repris une route sans perspective, j’ai prolongé sans raison une vie sans attrait. J’avançais mécaniquement, écoutilles fermées. Sans espoir, donc sans déception.


[1] Jean-Paul Escande, Lettre ouverte aux technocrates qui prennent l’hôpital pour une usine, Albin Michel, 1993.

[2] Dans la première moitié du XXe siècle, Maurice Escande a notamment illustré la Comédie-Française dont il devint le premier administrateur-comédien. Aujourd’hui, Philippe Escande impose son nom, dans les comédies musicales notamment.

[3] La société polynésienne traditionnelle distingue deux catégories qui n’ont guère d’équivalent en Occident. Il ne s’agit pas de l’effet d’une « théorie du genre » mais de simples réalités humaines. Outre le raerae déjà évoqué à propos de Râmakrishna, le mähü est un homme efféminé qui prend en charge le rôle féminin dans sa famille et assure l’éducation de ses enfants, une sorte de « mother man », mais sans être pour autant homosexuel.

[4] Les Marquises, Jacques Brel, éditions Jacques Brel, 1977, Barclay.

[5] Knokke-le-Zoute tango, Jacques Brel, éditions Jacques Brel, 1977 Barclay.

[6] Entretien au magazine Terre de vins, réalisé le 14 décembre 2016, publié le 27 février 2017. À l’Élysée, le nouveau président a choisi comme conseillère pour les questions agricoles l’ancienne déléguée générale de Vin & Société, qui se présente comme représentant « les 500 000 hommes et femmes de la filière vin (négoce, viticulteurs…) en étant l’interlocuteur unique des pouvoirs publics sur tous les sujets de société touchant au vin pour la santé, la prévention, la société, ou l’art de vivre ».

 

 

 

 

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