Depuis des millénaires, on nous promet l’arrivée d’un messie. Depuis des siècles, on nous annonce la fin des temps. Depuis des décennies, on nous prédit l’hiver nucléaire. Alors, autant se saouler un bon coup ! #RescapesdelEspece
Sur un mode mineur, de manière simplement intellectuelle mais en suivant un cheminement comparable, j’avais connu l’équivalent en 1962. Je n’avais pas 17 ans et j’étais élève dans ce lycée Jean-Puy de Roanne dont les armoires de produits chimiques m’avaient attiré. Le 14 octobre, un avion espion U2 des États-Unis avait repéré des rampes de lancement de missiles – à l’époque, nous parlions de fusées – sur l’île de Cuba, à 200 kilomètres des côtes de Floride. L’un des secrets d’État de l’URSS venait d’être découvert.
Nikita Khrouchtchev avait pris l’initiative en mai – sans en référer au bureau politique du PC d’Union soviétique, ce qui contribuera à lui coûter son poste – de déployer sur l’île trente-six missiles SS-4 et cinq SS-5, capables de transporter des charges nucléaires. Le 22 octobre, dans une allocution, John F. Kennedy exige le démantèlement de ces sites et le retrait des missiles sous peine de représailles. Le lendemain, il annonce le blocus de Cuba, qui devient effectif dès le 24 octobre. Or trente cargos soviétiques sont en chemin vers l’île des Caraïbes, dont quatre transportent en soute des missiles nucléaires. Les deux premiers stoppent en arrivant sur la ligne de blocus. Le 25 octobre, douze des cargos soviétiques font demi-tour.
Le 26, des sous-marins soviétiques, qui poursuivent leur progression vers Cuba, sont détectés, et la chasse est lancée par la marine américaine. Là encore, nous apprendrons plus tard que leur réseau de communication était défaillant et que le commandant a dû décider seul, faute de parvenir à recevoir les consignes de Moscou. Il disposait d’un armement nucléaire. Le 27, l’avion espion piloté par le major Rudolf Anderson Jr, qui avait découvert les rampes de lancement, est abattu au-dessus de Cuba. Son pilote, tué au combat, est cité à l’ordre de la Nation. Analysant les faits, le Conseil national de sécurité conclut à une escalade, et le président Kennedy donne, en conséquence, l’ordre, en cas de nouvelle agression, de bombarder les sites de missiles. La « guerre froide » entre l’Est et l’Ouest atteint son paroxysme. L’hiver nucléaire peut survenir d’une heure à l’autre.
Durant le déjeuner en famille, nous écoutons la radio déverser les informations les plus alarmistes. Les cours reprennent à 14 heures. Je suis à un petit quart d’heure de marche du lycée. Eh quoi ? C’est la fin de la semaine et surtout, dans quelques heures, la fin du monde. Vais-je demeurer ce brave petit élève, un peu nonchalant, un peu paresseux, préférant la lecture au football, faisant passer Stendhal avant les Verts de Saint-Étienne, accumulant les 10/18 pour s’initier à L’Écume des jours[1] ou aux Souvenirs de la maison des morts[2], rêveur et passablement solitaire même s’il est en pâmoison devant un jeune fleuriste ? Vais-je aller bâiller en cours pendant que se joue le sort du monde ? Secoue-toi un peu !
Pour la première fois, j’ai fait l’école buissonnière. Dans le centre de Roanne, les buissons sont rares. Je suis allé me planter dans un café en bordure des promenades Populle[3]. Avant l’apocalypse nucléaire, tant de choses me restant à découvrir, j’ai décidé de me confronter aux réalités de l’existence. J’allais boire de l’alcool pour savoir ce que c’était d’être saoul. J’ai commandé un premier Martini, puis un deuxième… Je buvais tranquillement, sans excitation, sans hâte, sans compagnie. Je suis rentré à l’appartement sans tituber. Le dîner fut pénible. J’avais du mal à suivre. J’étais dans de la ouate. La nuit fut atroce. Je me suis levé pour boire de l’eau, encore de l’eau, toujours de l’eau. La bouche sèche, l’estomac révulsé. Le mal de crâne a duré de longues heures. Elles me parurent une éternité. Il m’en est resté une certaine prudence face à la boisson
Le 28 octobre 1962, Nikita Khrouchtchev donnait l’ordre de démanteler les bases de missiles implantées à Cuba. Russes et Américains décidaient de mettre en place, entre eux, un « téléphone rouge », de manière à pouvoir, dans l’avenir, gérer ce type de crise par un dialogue direct en temps réel. J’ai repris mes affaires, la route du lycée, le train-train quotidien. J’avançais mécaniquement, écoutilles fermées. Sans espoir, donc sans déception.
Notes:
[1] Boris Vian.
[2] Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski y évoque son séjour au bagne d’Omsk. Parmi tant d’autres, j’ai sélectionné ce titre car je ne voudrais pas fausser les biais d’analyse de Didier Eribon, aussi je préfère me couler dans le moule.
[3] François Populle était maire de Roanne sous le Premier Empire. Lors de l’occupation par les Autrichiens, leur général ayant demandé deux heures de pillage en ville pour ses troupes, Populle aurait répondu : « Nous répondrons à vos soldats par deux heures de tocsin. Vingt mille paysans armés accourront à notre secours, alors nous verrons. »