L’un des derniers dinosaures leva les yeux vers le ciel et découvrit une traînée lumineuse qui barrait l’horizon et semblait foncer vers eux. Il se tourna vers son compagnon et dit :
– Fais un vœu !
Sans même lever les yeux, l’autre répondit :
– Abrège !
Amis naufragés de l’espèce, j’en tire deux leçons :
– J’abrège.
– Il nous faut lever les yeux pour tenter de percer l’avenir.
#RescapesdelEspece

Il en va des voyages comme des films tirés d’une œuvre romanesque : mieux vaut lire après qu’avant. Si l’adaptation vous a séduit et que vous souhaitez découvrir le texte d’où elle a été tirée, il y a peu de chances que vous soyez déçu. Le livre sera plus riche, plus dense, plus touffu, plus complexe, que la réalisation cinématographique qu’il a inspirée. Il est impossible de faire entrer dans deux heures de projection la totalité des intrigues et des sentiments d’une construction littéraire. L’inverse est, en règle générale, décevant, parfois même traumatisant. En premier lieu, les adaptations mettent l’accent sur un aspect du roman et tendent à schématiser les personnages, ce qui peut être frustrant pour quelqu’un qui a pu apprécier l’épaisseur psychologique que l’auteur leur avait donnée au départ. Surtout, la fantaisie du réalisateur n’est jamais la nôtre. Il impose des visages, un cadre, qui viennent heurter, souvent contrarier, ceux que nous avions élaborés dans le secret de notre imaginaire. La déception, plus ou moins radicale, est quasi inévitable. Pour les voyages, le schéma est identique.
À partir des nombreux romans latino-américains dans lesquels il apparaît, je m’étais forgé du Malecón de La Havane, une image enchanteresse. Il longeait, dans mon esprit, une plage s’étendant sur des kilomètres le long du centre-ville, le haut-lieu des fêtes de la jeunesse locale. À l’ombre des palmiers, de jeunes Cubains dénudés grattaient la guitare avant de s’isoler pour sauter leur cavalière. S’il vous plaît, laissez-moi conserver l’intimité d’autres évocations. Il y avait des rires, de la bière, de la musique, du guararón[1], du sexe, de la piña colada[2], des rires, du rhum, de la musique, du rhum, du sexe, du rhum…
Quand, après la mort de Miguel puis de Michel, j’ai accompagné Marie Claude Moure, qui fut longtemps la collaboratrice de Michel et fait partie de la « famille », sur l’île, j’ai découvert la réalité. Je suis tombé de haut. Un remblai, une digue protégeant une avenue banale des assauts marins. Même la plage de galets du Havre est plus accueillante. Sur la large rambarde cimentée, de place en place, des groupes assis, ayant tout autant l’air de s’ennuyer que ces jeunes Algérois qui passent leurs journées à « maintenir les murs » des bâtiments décrépits sur lesquels ils s’appuient.
Vous pouvez prétendre que c’est de ma faute, que je ne sais pas lire, que mon Malecón fantasmé n’a jamais existé, je ne le crois pas. À l’inverse, vous pouvez affirmer que les écrivains sont des charlatans, des manieurs d’entourloupes, des faussaires, c’est peut-être vrai mais cela ne justifie rien. Si le Malecón est devenu un tel mythe, il existe des motifs. Je ne les ai pas trouvés. Ou retrouvés. Je suis frustré. Non par Cuba, par mon incapacité une fois sur place à reconstituer mon rêve.

Notes :
[1] Jus de canne à sucre et rhum.
[2] Lait de coco, jus d’ananas et rhum.