La « terre des hommes » a été la double victime de la pudibonderie religieuse et du jouir prédateur, du christianisme et de la création artistique. Elle se prêtait donc aux funérailles intimes que je venais y célébrer. #RescapesdelEspece
Thierry Pfister avec Oscar Temaru, président de la Polynésie française
Je suis allé dire adieu à Michel aux Marquises, en souvenir de nos voyages dans le Pacifique Sud, mais surtout en référence à cette représentation de L’Homme de la Mancha, à l’Olympia, qui fut pour nous magique. La tombe de Jacques Brel m’offrait un lieu symbolique parfait pour que s’achève notre voyage commun. Et puis, Brel l’a chanté, « gémir n’est pas de mise aux Marquises[1] ». Tout faisait sens durant ce périple. « La Terre des hommes », te henua’enana, comme ses habitants nomment leur archipel, est une dénomination qui nous convenait. Une terre oubliée, au bout du monde, qui n’a été découverte qu’en raison d’une erreur de navigation d’une expédition espagnole à la fin du XVIe siècle. Entre ces îles et Tahiti, la distance est aussi importante qu’entre Paris et Moscou. Les langues, les cultures sont différentes, même si les Tahitiens tentent de s’y imposer à présent, comme le firent naguère les Européens.
D’où, parfois, une sorte de « syndrome de Mayotte » qui s’exprime. Certains Marquisiens se demandent s’ils n’auraient pas intérêt à demeurer sous la tutelle de Paris plutôt que sous celle de leurs envahissants « frères » de Papeete, comme les Mahorais ont préféré une lointaine métropole à des Comores trop voisines. J’avais effectué un reportage sur place pour Le Monde, au lendemain du référendum sur l’indépendance des Comores. Fallait-il prendre en compte le résultat global ou seulement île par île ? L’enjeu était capital pour Mayotte, seule à avoir choisi le maintien dans la République. En décrivant la situation, je mettais l’accent sur le fait que la population ne parlait pas français, à l’exception d’une mince élite, et que les transactions et la justice relevaient du droit musulman. Bref, pas vraiment des descendants de Gaulois, pour faire plaisir à Sarkozy, Macron et Cie. Je ne témoignais pas d’un esprit « patriote », au sens où l’entendent Marine Le Pen, Florian Philippot, Nicolas Dupont-Aignan et compagnie. La publication de l’article m’avait valu d’être qualifié de raciste. Par Minute !
Le peuple marquisien est à ce point muré dans son silence qu’il a failli disparaître au début des années 1930, miné par l’alcoolisme et la syphilis. Le sexe et la mort, notre destinée que je venais retrouver. Lui aussi a été victime de sauveurs suprêmes qui, afin d’assurer son bonheur, entendaient le changer. Et d’abord en faisant disparaître la culture communautaire de partage qui y régnait. Les Marquises ont souffert du colonialisme français et de la férule catholique, puisqu’il s’agit d’un des rares archipels où les églises protestantes ne sont pas dominantes. Au XVIIIe siècle les pasteurs britanniques avaient préféré s’enfuir plutôt que d’accepter d’honorer charnellement la reine de Tahuata. Avec ce sens acéré de l’analyse qui l’a accompagnée durant sa carrière, Edith Cresson[2] avait vu juste : ces Anglais sont des « fiottes » ! Comme quoi la bénéfique féminisation du monde politique n’est pas nécessairement un critère de qualité. Nadine Morano prolonge la démonstration. Officiellement, la Justice a toléré qu’un humoriste – ou considéré comme tel –, Guy Bedos, la traite de « conne ».
Après ce qu’ils ont subi, je comprends que les Marquisiens se soient mis à boire. Les missionnaires ont détruit leurs dieux, interdit leurs tatouages et les ont privés de leur nudité. Toujours cette hantise judéo-chrétienne du sexe.
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir
Par de pareils objets les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées[3]. »
Ils ont poussé cette obsession de la pudeur jusqu’à ajouter un « i » à la baie des Verges. Par respect pour Michel, je lui conserve son appellation d’origine. Comme pour les grands crus. Ne vous leurrez pas, je ne fais allusion qu’à sa passion artistico-symbolique. Elle lui avait fait acheter un lingam[4] à Maduraï, lors d’une expédition que nous avions effectuée, en voiture, au Tamil Nadu dans le sud de l’Inde. Il a fallu ensuite gérer la charge jusqu’à Paris.
Bref, au nom du Christ-roi a été piétinée une civilisation dont nous savons désormais qu’elle remonte à un siècle avant J-C. Les religieux ont été secondés dans cette oeuvre de démolition par des hommes comme Paul Gauguin, pourtant peu en odeur de sainteté. Pour cette raison, durant mon séjour à Atuona, je ne me suis pas attardé dans la reconstitution de « la maison du jouir » où Gauguin entraînait de jeunes autochtones pour, au milieu de soûlographies, obtenir d’elles sa jouissance.
Le quadragénaire avait pour « muse » une mineure de treize ans, arrachée aux religieux, ce qui dans la France métropolitaine lui aurait valu des poursuites judiciaires. Dans les colonies en revanche… Un pan de la culture gay sur « le jouir » reproduit ce modèle – l’animateur de télévision Jean-Marc Morandini pourrait en témoigner – et me procure la même gêne. À l’inverse de Victor Segalen qui est venu explorer les lieux un an après la mort du peintre et a raflé – pardon, racheté – les sculptures réalisées par l’artiste, je me suis borné à un simple coup d’œil en passant. Par respect pour les Marquisiens. Et surtout les Marquisiennes.
Car, si les missionnaires ont été d’une pudibonderie extrême, les premiers Européens parvenus sur ces diverses îles se sont montrés plus proches des mœurs de Gauguin. Lorsqu’ils ont vu de jeunes femmes dénudées s’avancer vers eux en dansant, ils n’ont pas pensé plus loin que le bout de leur sexe. D’où la légende qu’ils ont contribué à véhiculer sur ces lieux paradisiaques où des vénus autochtones s’offriraient aux navigateurs de passage. Or, si elles dansaient et tendaient des fleurs, ce n’était que pour capter le mana de ces puissants étrangers, pour récupérer au profit de leur peuple cette force surnaturelle qui permet au groupe de se rassembler. Il s’agissait d’une démarche spirituelle. Elles ne s’attendaient pas à être violées
Notes :
[1] Jacques Brel, Les Marquises, op. cit.
[2] Elle s’était laissée aller à dire, en juillet 1991 : « L’homosexualité existe plus dans la tradition anglo-saxonne que dans la tradition latine. Tout le monde le sait. C’est un fait de société. » Elle estimait que le quart des Britanniques étaient homosexuels.
[3] Molière, Le Tartuffe, acte III, scène 2, vers 860-862.
[4] Le lingam est un objet dressé, le plus souvent en pierre polie, d’apparence phallique, qui représente Shiva et l’énergie masculine.