225 – Amateur dérisoire

Il va être temps de clore cette promenade, amis rescapés de l’espèce.

« Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort 
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. »

Étape après étape, vous n’avez cessé d’être plus nombreux. J’en suis ému. Merci. La citation extraite de la scène 3 de l’acte IV du Cid de Corneille a d’autant plus sa place qu’elle me permet de faire écho à l’une des brillantes approximations dont notre ancien président, Nicolas Sarkozy, est coutumier. Devant des chefs d’entreprises, lors d’un petit déjeuner de la fondation Concorde, en mars 2016, il s’était hasardé à déclarer : « C’est comme dans Le Cid, ils partirent à 50 millions et il se retrouva tout seul ! » #RescapesdelEspece

b225-220px-Triple-star_sunset
vue d’artiste des trois étoiles de l’exoplanète HD188753 Ab (l’une des étoiles étant couchée)

              François Mitterrand a toujours dénigré André Malraux[1], comme si la légende de l’un était menacée par la gloire de l’autre. Une gloire encore vivace et que Bernard-Henri Lévy tente, non sans ridicule, de récupérer à son profit en singeant L’Espoir. À chacun son échelle des valeurs. Il avait cru trouver son de Gaulle en Ségolène Royal, puis il s’est rabattu tour à tour sur Nicolas Sarkozy et François Hollande avant d’entamer sa cour à Emmanuel Macron. Roger Stéphane, inconditionnel de Malraux, se faisait fort de relever les nombreuses inexactitudes circulant à son propos. « L’on a longtemps attendu de Malraux une œuvre romanesque qui éclaire les tragédies de notre temps, expliquait-il[2]. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’a pas déçu notre attente. Que saurions-nous de la guerre d’Espagne sans L’Espoir ? Puis, étonné, l’on reçut la réflexion sur l’art. Comme il n’avait pas la réputation d’un spécialiste, on l’a brocardé : on lui a reproché des erreurs de date, des rapprochements audacieux. Je pense à Verlaine décrit par Claudel : “Il est l’amateur dérisoire au milieu des professionnels. Chacun lui donne de bons conseils.” »

              Au-delà de ce retour à Verlaine, être un « amateur dérisoire au milieu des professionnels » m’évoque autre chose. Une situation plus personnelle, plus intime. Je ne songe pas qu’à l’univers politique. J’ai évoqué la nécessité d’un médiateur pour me sentir à l’aise. Ce n’est pas faux mais ce serait plutôt d’un moteur pour vivre. Par moi-même je ne parviens pas à croire que cet instant de l’évolution, symbolisé par l’humanité, fasse sens. Dans l’accumulation des galaxies, la multiplication des formes de vie, leur caractère limité dans le temps, un seul élément nous place en acteurs de ce que nous décrivons comme un ensemble cohérent en mouvement : nous-mêmes. Rien de probant n’indique que l’histoire humaine soit plus significative que celle des premières bactéries, des dinosaures, des vers marins, des fourmis ou des bonobos.

              Rien ne permet d’affirmer que la planète Terre serait plus importante que Trappist-1[3], ou si vous préférez une dénomination plus poétique 2MASS J23062928-0502285, découvert dans la Voie lactée à près de quarante années-lumière de nous. Le système comprend une étoile et au moins sept planètes de masse comparable à celle de la Terre. Comme la lune par rapport à nous, elles n’exposent qu’une seule face à leur étoile, c’est-à-dire qu’à leur surface le jour est permanent d’un côté et la nuit éternelle de l’autre. Toutefois, elles pourraient abriter de l’eau à l’état liquide et emporter l’adhésion des anciens accroupis autour de l’arbre à palabre de Nioro du Sahel.

              Nous assemblons les faits pour leur donner une cohérence en fonction de nos présupposés idéologiques. Nous voici revenus au débat sur la vérité et la post-vérité. À partir de notions fragmentaires, éparses, vérifiées pour une part – le fact checking respire – mais supposées pour une autre, nous nous projetons dans le passé et l’avenir, nous construisons un récit, nous élaborons un univers dont la masse manquante, la matière noire, est estimée à 90%. Ces échafaudages sont parcellaires, évolutifs, fluctuants, fondés sur des déductions.

              Certains d’entre nous cèdent à la part complotiste que nous portons tous. Ils cherchent à déterminer un sens à l’ensemble. Tout cela ne peut pas être le seul fruit du hasard, estiment-ils. Il existe une main invisible qui a créé une cohérence. Ils pensent percevoir une logique, deviner un but et ils désignent un responsable, un créateur ou un grand architecte. La religiosité américaine va de pair avec la perméabilité aux théories du complot. Encore qu’il soit possible d’inverser le propos, comme le fait Robert Harris dans Conclave[4]. L’un de ses personnages, secrétaire d’État du Vatican, commente lors du décès du pape : « Autrefois, Dieu était l’explication à tous les mystères. Aujourd’hui, il est supplanté par les théoriciens de la conspiration. Ce sont les hérétiques de notre époque. »

              On en revient toujours au même point : croire à la vérité officielle ou être condamné pour hérésie. Sur des bases aussi fragiles, les organisations fugitives conçues par les hommes, qu’elles soient religieuses ou sociales, ne devraient pas être élevées au rang d’absolu mais considérées avec un sens aigu d’une relativité qui ne serait pas celle d’Albert Einstein. À plus forte raison, les éphémères individus que nous sommes. « Vanité des vanités et tout est vanité », je prends la phrase de l’Ecclésiaste au pied de la lettre. Et j’abandonne à son auteur la crainte respectueuse d’un Créateur et de ses commandements. Si nous devions un jour être confrontés l’un à l’autre, je suis disposé à plaider la cause des incrédules qui ont nié Son existence. Le cas échéant, j’aurai deux mots à Lui dire. Ils ne seront pas tendres.


Notes :

[1] D’après Régis Debray, il n’aurait jamais digéré le discours prononcé par Malraux au Palais des sports de Paris, le 15 décembre 1965, en soutien à la candidature du général de Gaulle entre les deux tours de la première élection présidentielle au suffrage universel direct. « Nous savons, expliquait le ministre de la Culture, que les associés de M. Mitterrand, devant le plus récent drame de notre histoire, celui de l’Algérie, ont passé leur temps à faire faire à la gauche la politique de la droite. Nous savons enfin que, par deux fois, le général de Gaulle a failli être tué par cette droite même, Monsieur Mitterrand, qui vous apporte aujourd’hui ses voix, en raison, n’est-ce pas ! de son passé hautement républicain. (…) Candidat unique des républicains, de quel droit venez-vous vous prévaloir de Fleurus – vous qui n’étiez même pas en Espagne ? Vous avez été onze fois ministre de la IVe, vous auriez pu l’être de la IIIe, de la Seconde peut-être… Ni vous ni moi n’aurions pu l’être de la Première. (…) M. Mitterrand a le choix entre Daladier et Kerenski. Il n’y a pas d’union des gauches, le peuple entier le sait. (…) Quelques-uns d’entre nous connaissent la lettre que Bernanos écrivit à ses amis en 1942 : “Ne vous tourmentez pas, la France a inventé Jeanne d’Arc, elle a inventé Saint-Just, elle a inventé Clemenceau, elle n’a pas fini d’inventer ! C’est son affaire !” La nôtre, ce serait d’empêcher qu’on les brûle. »

[2] Extrait de son témoignage sur Malraux publié sur le site de la Fondation Charles de Gaulle.

[3] Ainsi dénommé parce que ce système a été identifié en 2015 grâce au télescope belge Trappist : the TRAnsiting Planets and PlanetesImals Small Telescope.

[4] Plon, 2017.

Un commentaire

Répondre à clodoweg Annuler la réponse.

Choisissez une méthode de connexion pour poster votre commentaire:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s