193 – Les lépreux

Ils sont, nous sommes 30 millions sur cette planète à être porteurs du VIH. Cette horde a été présentée – et le demeure dans bien des cas – comme les lépreux contemporains. Un terme avait été forgé à leur intention : sidaïques. Les mêmes thèmes et les mêmes forces qu’au Moyen Âge étaient à l’œuvre. #RescapesdelEspece

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              Jusqu’à présent – n’insultons pas l’avenir – je n’ai pas dérivé vers ces chemins de traverse et j’ai suivi la route hospitalière balisée. Je me suis coulé dans son rythme et ses usages. J’ai renoncé à revendiquer mes propres contraintes, mon originalité individuelle. Le corps médical, à sa manière, invite à ces itinéraires normés en pensant, j’imagine, que les patients se rassurent grâce aux tableaux de références qu’il leur commente.

            La gourmandise dont témoignaient les équipes hospitalières face aux taux de T4[1] avant d’engager une thérapie, leur mobilisation à présent face au nombre de plaquettes et autres proliférations de triglycérides, ne cesse de m’étonner. Les médecins s’en délectent et énoncent les résultats comme si ce langage codé avait un sens pour moi. Non que je ne saisisse la signification de telle ou telle variante dans les niveaux, mais j’éprouve face à ces résultats autant d’appétence que pour les sondages d’opinion des mois avant un scrutin dont on ne connaît pas la liste des candidats.

               Ce qui n’empêche pas, au fil des ans, de nouer avec ces praticiens des relations au moins complices sinon amicales. Vingt fois déjà ils avaient tenté de me mobiliser sur la signification de chaque mesure, indiqué le niveau de référence mais, de trimestre en trimestre, j’oubliais. Pas intéressé.

           À quoi bon s’encombrer la mémoire de ces notions alors que le mal est incurable ? D’autant que ce statut étrange de malade derrière la façade officielle du bien-portant mobilise l’individu sur des aspects plus cruciaux que des résultats d’analyses sanguines. Se soigner signifie accepter de cohabiter avec la bête, donc, comme pour tout animal de compagnie, lui permettre d’imposer ses rythmes. Se soigner, c’est se convertir à une religion et accepter ses interdits alimentaires, ses ukases sexuels. Ce n’est pas tant vivre en sursis – sort commun à tous les hommes – qui est exaspérant, que se voir imposer un mode d’existence.

      Jamais, avant ces contraintes, je n’avais pris en compte les frontières géographiques. Et voici que des pans entiers du globe, où j’avais tellement traîné naguère, m’étaient interdits sur des bases sanitaires. En gros, ce qui se situait entre les tropiques. Ne parlons pas du fait de mentir, sur des formulaires officiels, aux autorités fédérales américaines. Plus question de remplir loyalement les fiches de renseignement si on espérait franchir les contrôles de l’immigration. Ce qui signifiait l’obligation de planquer ses gélules dans des boîtes de médicaments anodins. Ainsi allaient les lépreux contemporains.

         Au VIIIe siècle, les Juifs avaient été accusés d’avoir apporté cette maladie. Pourtant, la prolifération des cas au XIIe siècle, à l’issue de la première croisade, témoigne en faveur d’une contamination par ceux qui rentraient d’Orient. S’agissait-il pour le pouvoir divin de marquer sa réprobation devant l’action des croisés ? Je laisse les autorités religieuses se pencher sur la question. Avec les épidémies de peste du XIVe siècle, lépreux et Juifs furent mis dans le même sac et tenus pour responsables. Quant aux malades, leur statut avait été criminalisé.

          C’est l’Église catholique qui, forte de son expertise séculaire, s’est chargée de séparer le pur de l’impur. Car la chrétienté, bien que s’affirmant fondée sur l’amour, préfère que chacun demeure dans la case qui lui est attribuée, que chaque fidèle prie dans son église, que dans les abbayes les « pères » entrent par le chœur alors que les frères convers doivent contourner un cloître qui leur est interdit et pénétrer dans la nef par le fond. C’est pourquoi il a été possible de dire qu’aux États-Unis le moment de ségrégation maximum se situe le dimanche à midi à la sortie des offices religieux, les Noirs entre eux et les Blancs également, les riches avec les riches et les pauvres ensemble, surtout ne pas mélanger les torchons et les serviettes.

              Une fois déclarés lépreux, les malheureux subissaient une messe funèbre afin de célébrer leurs obsèques au monde. Après avoir reçu, agenouillés, une pelletée de terre sur la tête comme symbole de leur mort sociale, ils devaient revêtir une tenue, la robe de ladre, qui témoignait de leur statut comme le ferait l’étoile jaune des siècles plus tard, reprenant un code qui avait déjà été en usage dans le royaume de Louis IX[2]. Les lépreux ne pouvaient se déplacer qu’avec une crécelle, sans jamais pénétrer dans des endroits fréquentés comme les foires, les tavernes et les églises.

              Au XXe siècle, des esprits éclairés, forts d’une connaissance médicale aussi fondée que celle de leurs prédécesseurs médiévaux, reprirent la rengaine. On ne parlait plus de lépreux mais de « sidaïques ». Un terme forgé au sein de la droite extrême et qui a fait florès dans ses rangs et au-delà. Leur chef savait. N’était-il pas leur chef ? N’avait-il pas diagnostiqué du haut de son idéologie que les homosexuels souffraient d’une « anomalie biologique » ? Pourquoi n’a-t-il pas parlé d’une tare ?

          Alors un soir à la télévision[3], s’adressant à son public craintif et prompt à dresser des murailles pour se protéger, il avait asséné qu’un « sidaïque » est « contagieux par sa transpiration, ses larmes, sa salive, son contact ». Pourquoi se gêner, faire dans la dentelle ? Plus c’est gros, mieux ça passe. Pour protéger la « vraie France », celle qui n’est pas composée de « copulateurs compulsifs », il fallait concevoir d’urgence de nouvelles léproseries et criminaliser à nouveau la maladie en enfermant les personnes contaminées.

             Ainsi parlait celui qui présidait aux destinées du Front national. Ses successeurs labourent le même sillon. Selon les méthodes éprouvées dont usent les démagogues, ils cultivent la peur pour faire prospérer leur petite entreprise.

            A peine arrivée au pouvoir en Italie, l’extrême droite s’en est prise à l’Aquarius, le navire affrété par SOS Méditerranée et appuyé par Médecins sans frontières pour venir en aide aux personnes migrantes en danger, en demandant son placement sous séquestre. Le prétexte invoqué était que l’équipage aurait « fait passer vingt-quatre tonnes de déchets potentiellement toxiques pour des déchets classiques ». Derrière cette formulation se dissimule une controverse sur l’étiquetage de vêtements à jeter en catégorie « déchets spéciaux » plutôt que « déchets toxiques ». Le parquet de Catane, en Sicile, estimait que ces pièces d’habillement pourraient apporter des maladies infectieuses, notamment la méningite, la tuberculose et… le VIH[4].

              Cette sérophobie, dépourvue de toute base scientifique, associée aux thèmes des migrations et de l’islam, offre à cette droite devenue de plus en plus influente prétexte à stigmatisation, exclusion et répression. Est à l’œuvre, avec ses effets réducteurs et clivants, le schéma « eux » et « nous » défendu par la papesse du populisme de gauche, Chantal Mouffe.

                À la télévision, Jean-Marie Le Pen avait clos son chapelet de fake news à propos des malades du sida en disant : « C’est une espèce de lépreux, si vous voulez. » Et c’est ainsi que nous étions perçus par une fraction de l’opinion. Fraction qui a pu être importante. Raison de plus pour éviter de faire craquer nos crécelles.

Je demande pardon d’être
le survivant.
Pas pour longtemps, bien sûr.
Tranquillisez-vous.
Mais je dois confesser, reconnaître
que je suis survivant.
S’il est triste/comique
de demeurer assis à l’orchestre
quand le spectacle est terminé
et qu’on ferme le théâtre,
il est plus triste/grotesque de rester en scène,
acteur unique, sans rôle,
quand le public déjà s’en est retourné
et que seuls les cafards
circulent parmi les miettes.

Notez bien : ce n’est pas ma faute.
Je n’ai rien fait pour être
survivant.
Je n’ai pas supplié les hautes instances
de m’épargner aussi longtemps.
Je n’ai tué aucun de mes compagnons.
Si je ne suis pas sorti violemment,
si je me suis laissé aller à rester, rester, rester,
ce fut sans intention seconde.
On m’a lâché ici, voilà tout,
et tous s’en sont allés, un à un,
sans prévenir, sans me faire un signe,
sans dire adieu, tous s’en sont allés.
(Il y eut ceux qui en rajoutèrent en silence.)
Je ne me plains pas, je ne leur reproche rien.
Assurément ils n’avaient pas prémédité
de me laisser livré à moi-même,
perplexe,
désentraillé.
Ils n’ont pas remarqué qu’il en resterait un.
C’est bien cela. Je suis devenu, ils m’ont fait devenir
sur-vivant.

S’ils s’étonnent que je sois en vie,
je précise : je suis en survie.
Quant à vivre, à proprement parler, je n’ai pas vécu
sinon en projet. Ajournement.
Calendrier de l’année suivante.
Je n’ai jamais eu conscience d’être en vie
lorsqu’autour de moi ils étaient tant à vivre ! tellement.
Quelquefois je les ai enviés. D’autres fois, j’avais
pitié de voir tant de vie s’épuiser à vivre
tandis que le non-vivre, le survivre
duraient, en perdurant.
Et je me mettais dans un coin, dans l’attente,
contradictoirement et simplement,
que vînt l’heure de
vivre aussi.

Elle n’est pas venue. J’affirme que non. Tout n’a été qu’essais,
tests, illustrations. La vraie vie
souriait au loin, indéchiffrable.
J’ai laissé tomber. Je me suis rassemblé
de plus en plus, coquille, dans ma coquille. Maintenant
je suis survivant.

Un survivant dérange
plus qu’un fantôme. Je le sais bien : moi-même
je me dérange. Le reflet est une preuve féroce.
J’ai beau me cacher, je me projette,
je me renvoie, je me provoque.
Rien ne sert de me menacer. Je reviens toujours,
tous les matins je me reviens, je vais et viens
avec l’exactitude du facteur qui distribue les mauvaises nouvelles.
La journée entière est consacrée
à vérifier mon phénomène.
Je suis là où ne sont pas
mes racines ni ma route :
là où je suis resté,
insistant, réitéré, affligeant
survivant
de la vie que je n’ai pas encore
vécue, j’en jure par Dieu et par le Diable, non, pas vécue. (…)

Il ne s’agit que d’attendre, voulez-vous bien ?
que passe le temps de la survivance
et que tout se résolve sans scandale
par-devant la justice indifférente.
Je viens de noter, et sans surprise :
on ne m’entend pas, au sens de : comprendre,
et il n’importe guère qu’un survivant
vienne raconter son affaire, se défendre
ou s’accuser, tout revient à la même
et nulle chose, si blanche[5].

             La France patrie des droits de l’homme, comme aiment aller répétant les bonnes consciences nationales, se montre face à la séropositivité aussi peu accueillante qu’avec l’étranger, le réfugié. Le progrès des traitements médicaux s’accompagne d’une forme de banalisation du VIH.  Les effets peuvent être pernicieux. Une fraction des générations montantes fait preuve, sur ce sujet, d’une ignorance coupable et d’un aveuglement troublant. Elle colporte, concernant les modes de contamination, des approximations dangereuses pour la santé et stigmatisantes pour les personnes atteintes[6].

           Il aura fallu attendre l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République pour qu’il soit fait droit à la demande des associations réclamant que les personnes décédées contaminées par le VIH ou une hépatite puissent bénéficier des soins de conservation des corps qui leur étaient interdits depuis 1986. Et ce en dépit des protestations du syndicat des thanatopracteurs chez qui domine toujours la crainte des lépreux contemporains.

                D’autres professions se protègent en estimant que les personnes contaminées ne peuvent être jugées aptes au service actif de terrain. Tel est le cas de la police, la gendarmerie, les sapeurs-pompiers et l’armée. Certaines grandes écoles, comme Polytechnique, Saint-Cyr et l’École nationale de la magistrature, avaient mis en place des critères médicaux dans leur sélection. Au total, l’association Aides estimait, en 2015, que près de 500 000 postes étaient interdits aux séropositifs.

              Elle évoquait aussi les difficultés d’accès aux assurances et, dans nombre de cas, la frilosité de certains professionnels de santé, notamment en matière de soins dentaires et de gynécologie. Son premier rapport, VIH, hépatites, la face cachée des discriminations, avait placé en exergue une phrase du réalisateur allemand Rainer Werner Fassbinder : « Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire. » À la suite de cette publication, les ordres professionnels médicaux ont réagi aux refus de soins, et l’interdiction faite aux séropositifs d’intégrer l’École nationale de la magistrature a été levée.

              « Ce n’est qu’un début, poursuivons le combat. » Le slogan de Mai 68 demeure d’actualité. Le défenseur des droits, Jacques Toubon, l’admet puisqu’il écrit : « Les discriminations envers les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) et/ou une hépatite virale persistent dans tous les domaines de la vie quotidienne, en matière d’emploi ou d’accès aux biens et services. (…) Ces personnes doivent en effet bien souvent faire face, en sus de la maladie et de la stigmatisation qu’elle entraîne, à d’autres préjugés et formes de discrimination. C’est particulièrement le cas des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, des usagers de drogues, des personnes qui se prostituent ou des personnes migrantes qui tendent à subir une forme de double sanction sociale qui contribue à freiner leur accès aux droits et aux soins[7]. » Refait surface l’intersectionnalité chère à Kimberlé Crenshaw[8].

              Face à ces obstacles et à ces restrictions médicales, de mauvaises pensées, oui souvent, mais le passage à l’acte pas vraiment. Je suis un bon garçon, obéissant et discipliné, respectueux des codes sociaux. Pas question de se réfugier dans quelque secte militante pour hurler à la mort et tenter ainsi de l’oublier. Même pour des combats dont je fais miens les objectifs, l’enfermement dans le militantisme ne me convient pas.

             Autour de moi des professionnels se consacrent à cette maladie, testent leurs armes, tentent des expériences, comparent des stratégies, évoluent sur des terrains qui me sont étrangers même si mon corps leur sert de cobaye. Être cobaye et l’oublier. Surtout ne pas se plaindre ou s’inquiéter. Plus de trente millions d’humains sont contaminés par les virus de l’immunodéficience humaine (VIH) sur la planète, et seule une infime minorité bénéficie, gracieusement, d’une surveillance vigilante et des avancées de la pharmacopée. En faire partie constitue un privilège. J’en suis conscient.

               En contrepartie, la moindre des choses vis-à-vis des scientifiques comme des malades d’aujourd’hui et de demain consiste à se prêter de bonne grâce aux soins et aux traitements. Non pour soi. Mourir m’importe peu. J’ai longuement réfléchi sur le fait de me traiter ou non. J’ai retenu l’option des soins, d’une part parce que Michel m’avait fait promettre de ne pas lâcher prise et, d’autre part, parce que je crois important que les rescapés du tsunami initial permettent, avec régularité et discipline, de mesurer les conséquences à long terme de molécules dont nul n’a pu tester les effets.

                 Les avancées scientifiques dans le domaine des rétroviraux ont été réalisées dans l’urgence. Aucun recul n’existe. Les interactions médicamenteuses avec les traitements d’autres maladies chroniques qui apparaissent avec l’âge restent, elles aussi, à étudier. Pour avoir connu les différents stades historiques, de l’infection d’abord sans nom puis sans réponse jusqu’au relatif confort d’aujourd’hui – un seul cachet quotidien pour une trithérapie naguère pesante et éprouvante dans ses effets secondaires –, le chemin parcouru est impressionnant.


Notes :

[1] Les leucocytes, ou globules blancs, sont un maillon essentiel dans la lutte de l’organisme contre les infections. Les lymphocytes sont une variété de globules blancs et, parmi eux, les T4 deviennent déficients en cas d’infection par le VIH. Avant les années 2000, les premiers traitements n’étaient administrés que lorsque le taux de T4 était tombé sous un certain seuil. Dans mon cas, par exemple, il s’est écoulé six ans entre la détection de l’infection et la mise en place du traitement. Ce n’est plus la situation aujourd’hui puisque les trithérapies peuvent être prescrites même à titre préventif.

[2] Mettant en œuvre les décisions du concile de Latran, le roi avait imposé aux Juifs, en 1259, le port de la rouelle, un petit cercle d’étoffe jaune cousu sur les vêtements. Il est le seul monarque à avoir appliqué les recommandations du pape Grégoire IX concernant les textes juifs, en organisant place de Grève un autodafé de Talmud et de Mishnah.

[3] « L’Heure de vérité », Antenne2 (devenue France2), 6 mai 1987.

[4] The Guardian, 20 novembre2018.

https://www.theguardian.com/world/2018/nov/20/italy-orders-seizure-aquarius-migrant-rescue-ship-hiv-clothes

[5] Déposition en justice (fragments), Carlos Drummond de Andrade  (traduit du portugais (Brésil) par Didier Lamaison), extrait de Les impuretés du blanc in La machine du monde et autres poèmes, Gallimard, 2005)

[6] Cf. ​le sondage Ifop-Bilendi effectué en ligne du 6 au 13 février 2018, auprès d’un échantillon représentatif de 1 002 personnes de 15 à 24 ans (méthode des quotas). Un jeune sur cinq (18% des sondéspense qu’il est possible d’être contaminé en embrassant une personne séropositive ou au contact de sa transpiration (une augmentation de 8 points depuis 2015) ; 19% pensent que la prise de la pilule du lendemain peut empêcher la transmission du virus (+9 points par rapport à 2015).

[7] Aides, VIH, hépatites, la face cachée des discriminations, rapport 2016.

[8] Cf. le post 52 Putain de film de pédé https://blogaylavie.com/2017/11/17/52-putain-de-film-de-pede/

 

 

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