211 – Dans le courant de la vie

Est-il possible d’échapper à un deuil ? Certains se morfondent dans le culte du disparu, d’autres cherchent à le retrouver en se précipitant dans une impasse. Jules Roy s’étonnait de voir ainsi « machiner ce qui ressemble à une nouvelle catastrophe ». #RescapesdelEspece

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Lettre de Jules Roy

           Le petit restaurant est situé sur un des quais du port de Nice. Notre table, étroite, est l’une de celles placées en bordure de l’eau. Cette ville m’est peu familière mais le cadre parle à mes fantasmes d’isolement, de fuite en mer, de voyages en cargo. Je suis prêt pour un bavardage plus ou moins complice. Je connais si peu mon interlocutrice qu’une découverte mutuelle n’est sans doute pas inutile.

       La situation n’évolue pas dans cette direction. Elle n’engage pas un dialogue mais entreprend de se raconter. Je tente de me concentrer mais je peine à accorder du crédit à son propos. Tout cela pue l’affabulation. Je suis un professionnel, des gens qui viennent me narrer des histoires abracadabrantesques dans l’espoir d’être publiés forment mon quotidien. Ce n’est pas à un vieux singe que l’on apprend à faire la grimace… Quelque part au fond du cortex, un signal s’est allumé. L’histoire ne me passionne pas mais je repère autre chose, un signal que j’ai déjà perçu, que j’identifie, auquel j’ai été confronté dans le passé et que je n’ai pas su traiter.

    L’itinéraire de cette jeune femme ne m’intéresse pas mais son état présent m’interpelle. Le précédent de mon frère Bruno a surgi avec une force insoupçonnée. Cette fois-ci, je le sais, je vais plonger aussi longtemps et aussi profondément qu’il le faudra. Alors j’écoute, comme rarement j’ai écouté. Écouter est beaucoup plus fatigant que parler, l’exercice nécessite une mobilisation extrême. C’est pourquoi, le plus souvent, nous ne faisons que prêter l’oreille. La plupart des échanges restant superficiels, les faux-semblants peuvent être de mise. L’écoute authentique est rare, donc précieuse. Même durant une analyse, le niveau de disponibilité du psy est variable selon les séances. Le patient sur son divan le discerne, le sait. Lorsque le professionnel se déconcentre, lorsque son esprit vagabonde, il le perçoit immédiatement et il éprouve une forme de trahison.

           À l’époque de ce déjeuner niçois, j’étais amoureux. Pour la troisième et sans doute dernière fois. Après le fleuriste roannais, après Michel, un architecte brésilien m’avait ébloui pour les mêmes raisons que Michel m’avait envoûté. Il évolue en société, parle, rit, danse comme jamais je ne saurai. Il fait montre d’une liberté face à la vie, au sexe, qui me fascine. En revanche, pour ses publications comme pour son dossier administratif, il se tournait vers moi. Je retrouvais la trame de mon existence passée, celle qui venait de s’achever et que je rêvais de prolonger encore et encore en saisissant cette perche providentielle. Quand il plongeait son regard dans le mien, je n’existais plus, j’étais liquéfié.

       Il a hésité. L’ampleur du bouleversement qu’il avait déclenché l’effrayait. En décidant d’aller mener sa propre existence, il a effectué le choix juste que je n’étais pas à même de concevoir. Il a refusé le transfert que j’opérais. Il avait raison. Comme on dit au sein de la France insoumise, il n’a rien d’un hologramme. Comme il s’agit d’un homme intelligent et sensible, il a su me décrocher avec tact et délicatesse, sans me jeter. Après m’avoir initié à la samba, il m’a permis d’explorer les envoûtantes profondeurs de son héritage lusophone en m’immergeant dans la saudade. Il m’avait néanmoins replacé dans le courant de la vie. Son amitié m’est aujourd’hui précieuse.

             Durant cette phase de lévitation provoquée par notre rencontre – que Gilbert[1] avait organisée en deus ex machina – j’étais devenu un surhomme. « Aimer c’est se surpasser », écrit Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray. J’étais disposé à placer sur mes épaules le monde entier, à mener à terme les travaux d’Hercule contemporains : la paix au Proche-Orient, le regroupement des collectivités territoriales françaises… Je n’aurais reculé que devant le défi de faire travailler ensemble des socialistes. Ce n’est pas une tâche humaine. Il faudrait une intervention divine et je ne suis pas convaincu du succès. La plupart n’y croiraient pas. Aristide Briand le disait déjà, en prétendant que ses amis politiques se réunissaient « en scission annuelle ».

              Lors des séances dans son cabinet, le psychanalyste Pierre Fédida me répétait : « Vous devez sortir ce garçon de votre tête. » Je ne voulais rien entendre. Je m’étais ouvert à « Julius » des bouleversements de mon cœur. Il était devenu mon confident depuis qu’il m’avait offert le récit de sa vie et ouvert son âme. J’ai conservé cette lettre[2] de Jules Roy, écrite un mois avant sa mort, dans laquelle il me mettait, lui aussi, en garde : « N’empêche qu’on peut s’étonner qu’un deuil aussi important puisse immédiatement machiner ce qui ressemble à une nouvelle catastrophe. J’espère que ce ne sera pas le cas pour vous. Mais cela s’est déjà vu. Cela fait partie des embarras de la nature humaine. (…) En somme votre nature passionnée est satisfaite. Nous le sommes aussi. Il nous faut de grandes élévations et de grandes chutes. Nous voilà en élévation, veillez à ce que la chute ne soit pas trop proche. Mais c’est votre nature après tout. »

          Je ne peux pas dire que je n’avais pas été alerté. Qu’importe, rien ne pouvait me résister. Pourquoi ne pas prendre en charge une espionne en rupture de contrat[3] ? Quand je suis allé expliquer ce dossier à Francis Esménard, il a formulé la réponse qui le rend, à mes yeux, exceptionnel : « Je vous fais confiance. »

        Sa réaction face à une situation complexe et pouvant avoir des conséquences négatives pour l’entreprise contrastait avec la suspicion constante de son vice-président, Richard Ducousset. L’origine du comportement de ce dernier n’était guère difficile à décrypter. Comment peut-on accorder sa confiance à un tiers lorsqu’on doute sans cesse de soi, lorsqu’on se sent si peu assuré de ses décisions qu’il faut surjouer sans cesse l’acte d’autorité ?

         James Baldwin l’avait déjà noté à propos des Noirs victimes de la répression raciste de la ségrégation : « Je vous regarde et j’en sais plus sur vous que vous n’en connaissez sur moi. » Avoir été contraint, à l’adolescence, de brider et de cacher la réalité de sa sexualité, permet de détecter, mieux que d’autres, ce type de fractures intimes. Un jour, dans son bureau, je présentais à ce vice-président un nouveau projet. J’avais été fasciné par le parcours de l’auteur et ma passion transparaissait dans mes propos. Je m’étais lancé dans le récit de l’itinéraire de ce Malien, fils d’un commis de l’administration coloniale, boursier venu suivre ses études supérieures à Paris avant de partir aux États-Unis où il était devenu astrophysicien. Recruté par le Jet Propulsion Laboratory à Pasadena en Californie, il avait piloté la sonde Pathfinder vers Mars.

         Au fur et à mesure que je déroulais mon propos, je voyais dans le regard et l’attitude de Richard Ducousset son scepticisme désabusé habituel se muer en un sentiment de terreur. Il se demandait si j’avais été marabouté. Il ne pouvait imaginer la réalité de cette histoire. Un Malien ? Mars ? Il était évident que je m’étais laissé grossièrement abuser. Je n’étais qu’un dangereux naïf, un de ces gogos qui se font dépouiller, à la Goutte-d’Or, en misant sur les gobelets des joueurs de bonneteau, un de ceux qui ouvrent leur portefeuille pour consulter quelques mages sortis de la brousse et promettant le retour de l’être aimé ou une virilité sans défaillance. Il allait falloir, une fois de plus, qu’il reprenne le dossier en main. Que ferait la maison sans lui ?

          Sans m’en souffler mot, il entreprit dans mon dos de démêler ce qu’il supposait être l’écheveau. Seulement, ses réseaux sont rarement gratuits. Et le circuit était trop court pour qu’il ne me revienne pas aux oreilles. Quand je me suis ému, lors d’un nouveau face-à-face, de cette enquête en loucedé, je me suis comme d’habitude heurté à un mur de dénégations. À la longue c’est épuisant. Je sais que la notion de « pervers narcissique » n’existe pas dans la nomenclature officielle des psychologues, mais il faut croire que ce genre de personnage n’est pas rare puisque les magazines plus ou moins spécialisés en ont fait l’un de leurs marronniers.

            Après son épopée martienne, Cheick Modibo Diarra[4] est devenu, en 2012, entre deux putschs militaires, un des éphémères Premiers ministres de ce Mali que François Hollande arbore dans son curriculum vitae comme une sorte de croix de guerre, sans en comprendre les enjeux. Fidèle aux racines plantées à El Abiodh Sidi Cheikh[5], ce ne sont pas les performances spatiales de cet auteur qui m’ont fait fantasmer. Mars, dans mon imaginaire, demeurera associé à Ray Bradbury. Il m’a offert, durant l’adolescence, des rêves éveillés sans fin. Le reste, je le laisse aux vaticinations de Jacques Cheminade.

          Mon éblouissement est né du récit par Cheick Modibo Diarra de son retour au village qui a servi de berceau à sa famille, à Nioro du Sahel. Le soir, à la fraîche, devant les hommes réunis sous l’arbre à palabres, il avait tracé au tableau, sorti pour l’occasion de l’école, une carte des planètes. Il avait expliqué le cheminement de la sonde. L’auditoire écoutait en silence. Lorsque l’exposé fut achevé, l’un des anciens a posé une question simple :
– Mais pourquoi ? Pourquoi dépenser tout cet argent ?
– Nous ne cherchons ni de l’or, ni des diamants. Nous espérons trouver ce qu’il y a de plus précieux dans l’univers. De l’eau.

      Les villageois en savaient long sur le sujet. Convaincus, ils approuvèrent. La première fois que Cheick Modibo Diarra m’a raconté cette scène, j’en avais les larmes aux yeux.

 


Notes :

[1] Oui, toujours le même Gilbert.

[2] Voir ci-dessus.

[3] Je devais aussi tuer, Nima Zamar, Albin Michel, 2003.

[4] Navigateur interplanétaire. L’extraordinaire aventure d’un enfant du Mali parti à la conquête de Mars, Albin Michel, 1999.

[5] Cf. https://blogaylavie.com/2017/11/12/42-mon-desert-de-reference/

 

 

 

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